En 1986, Christian Fevret et Arnaud Deverre lançaient un trimestriel rock baptisé "Les Inrockuptibles". Trente ans plus tard, ce journal au nom imprononçable a bien changé. Devenu au fil des années un news culturel hebdomadaire respecté ou détesté, "Les Inrocks" (comme on dit désormais) ont su se tailler une place unique dans le paysage de la presse française. Pour revenir sur le passé et surtout évoquer l'avenir du journal, puremedias.com a rencontré Pierre Siankowski, le directeur de la rédaction du magazine depuis le début de l'année. Cet historique du magazine passé la saison dernière par "Le Grand Journal" d'Antoine de Caunes nous révèle notamment ses ambitions pour le journal.
Propos recueillis par Benjamin Meffre.
puremedias.com : "Les Inrocks" fête leurs 30 ans. Du trimestriel rock des années 1980 au news culturel d'aujourd'hui, qu'est-ce qui n'a jamais changé et ne changera jamais dans ce journal ?
Pierre Siankowski : Le ton, je pense. Il y a un ton et une qualité d'écriture qui font l'essence du journal. Il y a une envie de trouver des formules, d'être un peu marrant, littéraire. Il y a aussi un plaisir de lecture. Quand on le lit, ce n'est pas écrit pareil que chez les autres. Je pense que c'est vachement important de garder cela. Il faut garder cette envie d'avoir des envolées lyriques un peu too much tout en sachant faire une vanne un peu débile juste derrière.
Dans votre éditorial du numéro spécial 30 ans, vous dites que "la culture est une arme". Quelle cause sert-elle ?
Ma théorie c'est que plus on se cultive, plus ça nous rend tolérant. Pour moi, la culture, c'est quelque chose qui aide à s'ouvrir, à se développer mais aussi à affirmer les choses. Un livre, un film, peuvent être un déclic dans la vie gens. Moi, il y a des disques qui ont changé ma vie.
"Nous nous efforçons de renverser l'ordre des choses" dites-vous un peu plus loin. Que voulez-vous proposer ?
Nous, si on est toujours là. C'est parce qu'il y a un manque, un besoin. Aux "Inrocks", on est là pour parler de gens qui n'intéressent personne au départ. On est là pour leur tendre le micro au début. On est aussi là pour leur tendre le micro une fois qu'ils sont en position de force et qu'ils veulent dire des choses pouvant potentiellement avoir une véritable portée.
Dans votre numéro spécial, vous listez 30 oeuvres marquantes des 30 dernières années. L'oeuvre la plus jeune date de 2007. C'est "La Graine et le Mulet" d'Abdellatif Kechiche. Est-ce que ça veut dire que nous traversons un trou noir culturel depuis 10 ans ?
(Rires) Non, et on parle quand même dans ce même numéro des trente artistes qui marqueront l'avenir. Mais c'est vrai que beaucoup des oeuvres datent des années 1990. Dans la culture, on a souvent l'impression d'avoir vécu un âge d'or et je pense qu'il faut lutter contre ça. Aux "Inrocks", il faut qu'on reste dans quelque chose de positif et qu'on arrête de croire que c'était mieux avant. Ca, c'est le syndrome "Rock & Folk" qui est vraiment tourné vers le passé. Nous, il ne faut absolument pas qu'on tombe dans une mélancolie rock. C'est pour ça que je me bats, pour qu'on parle de ce qu'il se passe aujourd'hui. Ce qui a fait le succès des "Inrocks", c'est d'être là au bon moment. Et on doit continuer à le faire.
Justement, quelle est votre ambition pour le journal ?
Une ambition de contenus ! On est par exemple super content du numéro sorti cette semaine. J'avais annoncé aux salariés que l'idée était d'avoir un journal où on allait avoir du reportage, où on allait être réactifs et avoir de grands entretiens. Cette semaine, on a un grand entretien avec Christiane Taubira, on a un reportage en Pologne, on a des papiers sur Bernie Sanders (le candidat à la primaire démocrate aux Etats-Unis, ndlr) et Kanye West. Pour moi, le journal de cette semaine est typiquement dans ce qu'on doit faire. On doit poursuivre dans cette direction.
Le journal va donc continuer à parler aussi bien de culture que de politique ?
Un mélange des deux disons. Quand on parle du bouquin de Taubira "Murmures à la jeunesse", on est entre la culture et le politique puisqu'elle cite énormément d'auteurs. Quand on parle de Bernie Sanders, on parle de quelqu'un extrêmement relayé par les artistes américains. Quand on fait un reportage en Pologne sur la main mise du pouvoir sur les médias et la culture, on est aussi dans l'entre-deux. Kanye West, pour sa part, dépasse la culture et devient un phénomène quasi sociétal. L'idée est de mélanger la culture, le politique et le sociétal, d'être assez transversal.
Avec une recherche de coups en Une à l'image de la couverture récente avec François Hollande fumant un pétard ?
Oui, si on peut le faire, on le fera ! C'est marrant. Ca permet de soulever des débats. C'est à nous de faire un peu l'actualité sur ce genre de sujet. On va essayer de faire des coups et de faire réagir les politiques. Il faut qu'on soit là pour mettre un peu de boxon !
L'ambition est aussi de faire augmenter les ventes du magazine qui ont baissé depuis 2012 ?
Oui, ça a un peu baissé. Mais depuis le début de l'année, on est à +20%, c'est bien. Ca commence à repartir. Il y a un vrai engouement dans la rédaction. On a fait des pointes à 35.000 exemplaires en kiosques, on a 25.000 abonnés. L'idée est de capitaliser à mort sur le web où on a 7 millions de visiteurs par mois. C'est énorme !
On imagine que la naissance de "Society" l'année dernière ne vous a pas fait du bien en kiosques ?
Sur les ventes l'année dernière, ça ne nous a pas fait du bien, c'est vrai. Depuis le début de l'année, je pense par contre qu'on est largement devant eux.
Vous parliez du numérique. Comment jugez-vous justement le site des "Inrocks" ?
On est sur un site qui a cinq ans. C'est une vieille "bécane" techniquement parlant. Par contre, sur le contenu, je suis très content. On a un site très réactif qui développe du contenu propre. C'est une priorité. On sait que le web et le mobile sont stratégiques. On est d'ailleurs déjà bien positionné puisqu'on est le 25e site mobile en France. C'est génial !
Vous allez lancer une nouvelle version du site ?
Oui, on est en train de travailler sur une refonte du site dès cette année. On réfléchit notamment à comment gérer le volet pub et monétisation. C'est bien de faire de l'audience mais il faut aussi apprendre à la monétiser.
Ne devriez-vous pas produire davantage de vidéos propres ?
On le fait déjà ! On l'a fait avec Charline Vanhoenacker, Eric et Ramzy ou Vincent Lindon. On filme de plus en plus nos sujets pour avoir des choses originales à proposer à nos internautes. L'idée est de continuer dans cette direction et de tenter des trucs. On est preneur de nouveaux formats. On est d'ailleurs en train de réfléchir à comment organiser tout ça. On a la chance depuis peu de s'être rapproché de Radio Nova qui pour le coup a une vraie culture audiovisuel. Plus que nous.
Justement, il va y avoir des synergies avec Radio Nova (une radio rachetée en 2015 par Matthieu Pigasse, le propriétaire des "Inrocks") ?
Oui. Je travaille sur ce rapprochement depuis six mois. L'idée est que l'on puisse utiliser les forces des uns et des autres. Nous, on est fort sur le web. C'est moins le cas de Nova. On va donc les aider là-dessus. Quant à nous, on est preneur de leur aide sur la vidéo, sur du doc.
Vous garderez la version semi-payante du site ?
Oui. L'idée de développer une version premium avec des articles en plus, des exclusivités, beaucoup de vidéos, des partenariats avec la diffusion de docs et de séries comme on le fait déjà.
Et une nouvelle formule pour le papier ?
Oui, on est en train de travailler dessus. On ne sait pas trop quand la lancer. Pour l'instant, on a réfléchi au fond. On s'est dit qu'il fallait qu'on apprenne à raconter plus d'histoires, à être plus sur des formats un peu plus longs. C'est vrai que la presse, face à l'arrivée du web, a eu tendance à se dire qu'il fallait faire des formats plus courts. On est beaucoup de journaux à avoir fait la même erreur en réduisant nos formats. Aujourd'hui, la culture de lecture est beaucoup sur le web. Si on veut se différencier sur le papier, il faut proposer des choses plus touffues, des interviews plus longues, des sujets très anglés. On est en train de réapprendre à faire de la presse comme avant quoi.
Malgré tous ces investissements sur le papier et sur le numérique, vous pensez pouvoir être bénéficaire prochainement ?
Oui, dès 2016-2017. Notre objectif est surtout d'inventer la façon dont on va prendre la parole sur le multimédia. Notre envie est que le site soit rentable assez vite.
"Ma tête est mise à prix dans toute la presse Pigasse". Qui a dit ça ?
Ah ça, c'est Alain Finkielkraut !
Faites-vous partie des chasseurs de prime traquant l'intellectuel ?
Pas du tout ! La preuve que non, c'est qu'on l'a interviewé hier.
Il accepte donc de parler à la presse qui veut sa tête ?
Oui (rires), il est ravi même. Il a dit qu'il était très content de faire une interview avec les "Inrocks". Nous, on n'a pas de problème avec lui ni avec personne d'ailleurs.
Il n'y était pourtant pas allé de main morte sur France Inter...
Oui. Il fait partie de ces intellectuels un peu paranos qui pensent qu'on s'attaque à eux. Au risque de le décevoir, Alain Finkielkraut n'a pas de statut à part chez nous (rires).
Plus globalement, le procès en branchitude ou en boboïtude qu'on fait régulièrement à votre journal vous agace-t-il ?
Non, cela ne nous agace pas. "Bobo", ça me gêne un peu parce ce que ça ne veut pas dire grand chose. "Branché", ça ne me dérange pas du tout. On n'hésite pas à dire aux "Inrocks" qu'on est les premiers à avoir découvert ceci ou cela. Après, on est aussi les premiers à regarder un match de foot le dimanche. J'apprécie des choses plus populaires. Par exemple, j'ai énormément ri devant le film "La vache" de Mohamed Hamidi. Il n'a pas été particulièrement célébré dans nos colonnes ciné mais moi je le conseille, c'est un bon film. Après, je suis aussi capable de dire que cinématographiquement, João César Monteiro aura peut-être plus de postérité que "La vache" de Mohamed Hamidi. Il n'empêche, j'aime les deux.
"Les Inrocks" est-il un journal "parisien" comme certains le lui reprochent ?
On vend plus en province qu'à Paris ! On est dans un ratio 70-30. Après, le fait est que la France est un pays ultra jacobin et que les interviews des artistes se font majoritairement à Paris. Donc, quand on nous lit, on peut parfois avoir l'impression que c'est un journal parisien même si c'est faux.
En tant que patron d'une rédaction, la concentration des médias autour de quelques hommes d'affaires dont Matthieu Pigasse vous inquiète-t-elle ?
S'il y a une concentration autour de Matthieu Pigasse, ça ne m'inquiète pas beaucoup car je dois dire que c'est un actionnaire qui est hyper bienveillant avec nous. Je ne l'ai jamais au téléphone pour des problèmes de contenus. Il n'est pas du tout interventionniste. Il ne faut pas se mentir aussi : sans lui, on ne serait plus là. C'est quelqu'un qui nous soutient financièrement. Il nous propose de nous développer, on est plutôt dans un truc vertueux.
Pour bien le connaître et quitte à passer pour le ravi de la crèche, c'est vraiment bien de travailler avec lui. Je ne peux pas trouver mieux comme actionnaire aujourd'hui, il est fidèle. Il a un projet, une ambition pour le journal. J'ai bossé pour Vincent Bolloré lorsque j'étais au "Grand Journal" la saison dernière. Je sais ce que c'est que de me faire virer en une après-midi. J'ai vu ce que c'était quand un actionnaire rentre dans un délire un peu violent. En une après-midi, j'ai fait mes cartons et j'étais chez moi. Matthieu Pigasse, ce n'est pas la même chose. C'est quelqu'un pour qui j'ai beaucoup de respect.
Vous avez travaillé un an pour "Le Grand Journal" version Antoine de Caunes avant sa suppression brutale par Vincent Bolloré. Quand vous voyez vos remplaçants, vous vous dites quoi ?
Que c'est dommage ! Concernant les audiences, cela serait facile de taper sur l'émission. Mais mon regret, c'est surtout qu'il y avait une super bonne équipe la saison dernière. Je m'amusais beaucoup avec cette équipe assez jeune qui aurait mérité de faire une saison de plus pour montrer des choses. On était des gens qui avions resigné pour une nouvelle année. On était en train de penser à l'émission de l'année d'après et on nous a expliqué en une heure que c'était fini. C'est quelqu'un de violent, qui ne respecte pas les gens avec qui il travaille.
Vous avez des conseils à leur donner ?
Non. J'ai des copains qui y travaillent, je n'ai pas de haine contre "Le Grand Journal". Je trouve ça dommage d'avoir cassé l'access de Canal de cette manière. Je comprends qu'il fallait renouveler l'émission. Mais c'est plus ou moins ce qu'on était en train de faire.