Donner aux médias français les moyens de survivre dans le "nouveau monde" des GAFAN (Google, Apple, Facebook, Amazon et Netflix). Telle est l'ambition déclarée du rapport publié jeudi 4 octobre par les députés de l'Assemblée nationale. Ce dernier est le fruit des travaux de la mission d'information sur une nouvelle régulation de la communication audiovisuelle à l'ère du numérique. Sous l'égide de la rapporteuse, la députée LRM Aurore Bergé, près de 250 personnes ont ainsi été auditionnées pour nourrir la réflexion des parlementaires. Résultat : 40 propositions censées inspirer la future réforme de l'audiovisuel attendue courant 2019. La député des Yvelines a accepté de les commenter pour puremedias.com.
Propos recueillis par Benjamin Meffre.
puremedias.com : Quelle est l'ambition de la réforme de l'audiovisuel que vous proposez ?
Aurore Bergé : Nous avons en France un modèle assez unique de financement de la création audiovisuelle et cinématographique. Ce modèle a fonctionné et a permis d'assurer une diversité de la création, ainsi qu'une valorisation et une exportation de nos oeuvres. Mais nous avons une réglementation qui est peut-être devenue un carcan trop fort par rapport à des nouveaux entrants qui ne sont pas soumis aux mêmes règles. Tout l'enjeu est de trouver un équilibre entre ce modèle qui a fait ses preuves, et l'arrivée des nouveaux acteurs et des nouveaux usages. Notre législation doit donc s'adapter pour que nos acteurs historiques puissent 'compétiter' à armes égales avec les nouveaux entrants, mais aussi pour que ces derniers se plient à nos règles communes, afin de protéger la diversité culturelle.
Si on résume, c'est moins de règles pour les Anciens et plus de règles pour les Modernes ?
Mieux de règles surtout ! Pas moins. On a aujourd'hui des règles obsolètes ou anachroniques. Par exemple, c'est anachronique aujourd'hui de dire qu'il y a des jours en télévision durant lesquels on n'a pas le droit de diffuser du cinéma (le mercredi et le samedi soir par exemple, ndr), alors que dans le même temps, on peut en regarder à tout instant sur des plateformes comme Netflix.
Vous prônez justement dans votre rapport la levée de l'interdiction de diffuser des films certains jours de la semaine. A part permettre aux téléspectateurs de voir encore plus de films américains qu'aujourd'hui, à quoi cela sert-il ?
Pourquoi parlez-vous de films américains ?
Parce qu'en dehors des comédies populaires françaises, ce sont les films américains qui marchent généralement le mieux à la télévision. Ce sont donc ceux que les chaînes privilégient ?
On a souvent cette présomption selon laquelle la levée d'une interdiction va bénéficier uniquement à quelques uns ou va conduire à une standardisation, comme avec cet exemple des films américains. Je ne pense pas que cela va forcément conduire à cela. Le dimanche après-midi par exemple, on pourrait imaginer la diffusion de films d'animation. La France a une qualité extraordinaire en matière d'animation. Plus globalement, objectivement, il s'agit une nouvelle fois d'une règlementation anachronique. On ne peut pas dire aux chaînes privées qu'elles n'ont pas droit de diffuser du cinéma le samedi soir ou le dimanche après-midi lorsque les familles sont là. Nous l'avons fait en pensant que cela allait protéger les salles de cinéma. De fait, les gens vont rester de plus en plus devant Netflix ou d'autres plateformes. Ce sont des gens qu'on perd pour l'économie française car ils ne vont ni au cinéma, ni ne regarde l'audiovisuel français. Cette levée de l'interdiction doit aussi permettre à plus de Français, particulièrement ceux qui n'ont pas les moyens d'aller au cinéma ou de se payer Netflix, d'avoir un accès plus large au cinéma. Cela élargira l'audience du cinéma en France, ce qui bénéficiera à terme à tous les types de cinéma.
"La redevance, c'est presque le prix d'un abonnement à Netflix"
Concernant la redevance, vous êtes favorable à un forfait payé par tous les citoyens. Concrètement, tout le monde paierait donc environ 140 euros ?
Non, pas tout à fait. Nous proposons de garder les mêmes exceptions qu'aujourd'hui, à savoir celles liées aux niveaux de revenus ou à l'âge. Nous garderions en effet ensuite le même montant de redevance pour le reste de la population. Je rappelle que le niveau de redevance est assez bas en France, comparé à celui dans d'autres pays européens. Je précise aussi que 140 euros, cela équivaut à un peu moins de 12 euros par mois environ. C'est presque le prix d'un abonnement mensuel à Netflix et c'est moins cher qu'un abonnement à certaines offres de foot ! Pour cette somme, vous avez accès à toute l'offre de télévision publique (France Télévisions, France 24...) mais aussi à la radio publique (France Inter, France Info, France Culture...), ou encore à l'INA. Les gens oublient parfois tout ce que finance la redevance. Par ailleurs, cette universalisation de la redevance se justifie par l'anachronisme actuel que constitue le fait d'avoir une redevance assise uniquement sur la détention d'un téléviseur. On consomme désormais la télé sur différents écrans. Il n'y a pas de raison que seuls ceux qui ont une télé paye cette contribution.
Françoise Nyssen a récemment proposé de taxer d'autres supports que le seul téléviseur, avant de se faire recadrer par le gouvernement. Pourquoi votre proposition connaîtrait un sort différent ?
Ce que nous proposons, ce n'est pas une taxe nouvelle sur les smartphones ou les autres supports. Par ailleurs, on ne peut pas dire sans cesse que les usages changent et garder le même mode de financement de l'audiovisuel public...
Quitte à faire payer ceux qui ne regardent jamais la télévision publique ni n'écoutent la radio publique ?
Oui. De la même manière aujourd'hui, vous avez des gens - dont je fais partie-, qui ont une télé mais ne l'allume jamais parce qu'ils regardent les programmes sur d'autres supports. Et ils payent quand même la redevance. C'est un principe de solidarité, comme l'impôt. Ce dernier finance des services dont vous n'aurez peut-être pas à bénéficier individuellement.
"Il faut supprimer le plus de publicité possible sur le service public"
En échange de cette universalisation de la redevance, vous proposez la suppression de la pub, mais uniquement pour France 5 et Radio France. Pourquoi pas pour toutes les chaînes publiques ?
S'il y a plus de recettes grâce à la redevance, il faut que les gens y voient un bénéfice. Ce bénéfice, c'est selon moi de supprimer le plus de publicité possible sur le service public. L'universalisation de la redevance ne pourrait cependant pas compenser la suppression de la publicité sur l'ensemble des antennes de France Télévisions et Radio France. Les recettes publicitaires de France Télé représentent en effet environ 300 millions d'euros, celles de Radio France près de 43 millions d'euros. Ce n'est pas en élargissant la redevance qu'on obtiendra ces montants-là. D'où notre proposition de ne supprimer la publicité que sur France 5 et Radio France.
Vous ne libéreriez donc pas pleinement France Télévisions de "la contrainte publicitaire", comme vous le souhaitez pourtant dans votre rapport ?
Non mais à terme, ça doit être l'objectif. La véritable singularité du service public, c'est qu'il soit à terme libéré de la recherche d'audience. Or, tant qu'il y aura de la pub, vous serez dans une logique de recherche d'audience. C'est une certitude.
Côté financement, vous êtes aussi favorable à l'expérimentation pendant 18 mois en télévision de la publicité ciblée, c'est à dire segmentée et géolocalisée. Pourquoi ?
Pour deux raisons. Tout d'abord parce que nous avons un besoin en matière de financement de la création. Ce financement se fait via des taxes sur les salles de cinéma, les telcos et les chaînes de télévision. Moi, je préfère qu'on fasse en sorte que les chaînes aillent mieux, car mieux elles vont, mieux se portent le financement de la création. C'est mathématique, ce financement étant assis sur le chiffre d'affaires des chaînes. Deuxième raison : la situation actuelle est inégale ! Aujourd'hui, toute la publicité segmentée et géolocalisée part vers Facebook et Google. Et vous n'avez pas le droit de le faire à la télé ?! A un moment, il faut être cohérent. Cela a du sens qu'il y ait des publicités adressées à des publics ciblés, géolocalisés. Pour moi, c'est une évidence.
Qui, concrètement, recueillera les données des téléspectateurs ?
Tout d'abord, c'est très encadré via la RGPD (Le règlement général sur la protection des données adopté par l'Union européenne, ndlr). Ensuite, ces données sont chez les opérateurs internet via vos abonnements aux box par exemple. On ne rentrera pas dans l'intimité des gens. On ne sera pas dans la même précision que Facebook et Google, qui usent parfois de techniques intrusives. Il est logique de faire de la pub pour les pneus de montagne dans les Alpes plutôt qu'en Ile-de-France, ou d'en faire pour la crème solaire dans le Sud Ouest plutôt qu'au Touquet, avec tout le respect que j'ai pour le Touquet (rires). Aujourd'hui, tout cet argent disponible part sur des plateformes qui ne payent pas leurs impôts en France, ni ne participent pas au financement de la création. On a des opérateurs privés qui pourraient le faire avec un meilleur respect de notre vie privée et de nos données personnelles. La France et la création française s'en porteraient mieux.
Cette ouverture de la publicité ciblée à la télé, ne va-t-elle pas pénaliser la presse et les radios qui ont cet avantage de pouvoir proposer de la publicité géolocalisée ?
Non, ce que nous ont affirmé tous les professionnels de la publicité interrogés en marge de notre rapport, c'est que l'arbitrage lors d'une campagne de pub ne se fait plus entre acteurs historiques, entre un achat d'une pleine page dans "La Voix du nord" et une publicité télé par exemple. L'arbitrage se fait désormais entre médias historiques et digitaux. Ces derniers ont l'avantage d'avoir un ticket d'entrée beaucoup moins cher et ils offrent une évaluation beaucoup plus précise de l'impact de votre campagne. Nous cherchons à créer un nouvel équilibre en tenant compte des modèles économiques de chacun. Par exemple, nous sommes contre la publicité télé en faveur des promotions de la grande distribution. Notre idée est de dire que nous sommes déjà allés assez loin concernant ce type de publicités puisqu'on a déjà le droit de faire de la pub pour la grande distribution à la télévision, à condition de ne pas évoquer les promotions spéciales en magasins. Nous avons estimé, en regardant les études, que cela aurait fait courir un trop gros risque aux radios d'aller plus loin, car 45% des recettes publicitaires des radios sont générées par la grande distribution.
Tout l'enjeu sur la pub est de tâcher de faire en sorte qu'il y ait un investissement publicitaire qui augmente en France. Ce n'est pas normal qu'on investisse moins en pub par habitant en France que dans la plupart des autres pays européens. Il y a certes des freins culturels, mais ils sont aussi réglementaires. Il faut en lever certains pour éviter d'avoir un marché qui stagne et qui profite à des acteurs étrangers qui ne sont pas soumis aux mêmes obligations.
"Il n'est pas normal qu'on investisse moins en pub en France que dans la plupart des autres pays européens"
Vous voulez aussi limiter les mentions légales pour les publicités radio. Pourquoi ?
Vous avez aujourd'hui beaucoup d'annonceurs qui renoncent à faire de la pub en radio car cela est trop complexe. Je vous invite à faire le test : écoutez une pub radio pour l'achat d'une voiture, et interrogez-vous sur ce que vous avez retenu des mentions légales exprimées à la fin. A priori pas grand chose. Or, le but des mentions légales est d'éclairer le consommateur en l'alertant sur les risques qu'il peut prendre. Vu le temps disponible en radio, les mentions légales sont débitées à toute vitesse dans les cinq à 10 dernières secondes. On met donc en place des mentions légales pour se donner bonne conscience mais elles n'éclairent pas le consommateur. Il faut mieux se dire qu'on allège les mentions légales, ce que nous proposons, mais hors santé publique, comme en matière de médicaments par exemple.
Concernant la règlementation en matière de parrainages des programmes télé, souhaitez-vous une évolution ?
Non, car il y a déjà eu des assouplissements récents en matière de parrainages.
Plus globalement dans votre rapport, vous affirmez que vous voulez une convergence réglementaire entre les acteurs historiques et les nouveaux acteurs comme Netflix. Concrètement, comment comptez-vous y parvenir ?
Nous voulons une convergence fiscale tout d'abord. Aujourd'hui, vous avez des montants importants de taxe sur les salles de cinéma, les télécoms et la télévision. Vous avez en face la fameuse taxe YouTube de 2% pour les plateformes. Il faut l'augmenter pour mettre en oeuvre une convergence fiscale entre acteurs historiques et nouveaux acteurs. Avec des investissements dans la création à renforcer également. On doit faire en sorte que ces nouveaux acteurs, qui bénéficient de fait du marché français, contribuent comme les autres au financement de la création.
Cela est-il faisable à l'échelle française ?
Oui, car nous avons mis un pied dans la porte avec la taxe YouTube. Et puis nous avons un outil supplémentaire avec la directive européenne "Service de médias audiovisuels" (SMA) qui imposera aux plateformes une obligation de financement dans les pays de destination et une obligation d'exposition de 30% d'oeuvres européennes.
Quand cela sera-t-il applicable ?
Ce sera dans le projet de loi 2019. Donc dès que les décrets d'application auront été publiés. L'idée est d'aller le plus vite possible, durant ce quinquennat.
"Le piratage, c'est du vol ! Ce n'est pas ringard de le dire !"
Concernant la lutte piratage, vous voulez renforcer la Hadopi et punir le streaming. Cette approche punitive n'a-t-elle pas déjà prouvé son échec ?
Je ne suis pas d'accord. Ce n'est pas un hasard si, dans des pays comme la Suède et la France, qui se sont le plus tôt attaqués à la lutte contre le piratage musical, on a développé Spotify et Deezer. Dans ces pays où a été votée une règlementation contraignante, on a réussi à développer des champions internationaux proposant une offre légale puissante, tout en réaffirmant un principe assez simple : le piratage, c'est du vol ! Ce n'est pas ringard de le dire ! Si tout le monde pirate, il n'y aura plus de financement pour la culture. Il y aura de moins en moins de films, de séries, de musiques. Il faut donc réaffirmer la lutte contre le piratage comme un objectif de politique publique.
N'est-ce pas vain au vu du défi technologique que représente la lutte contre le piratage de masse ?
On peut y arriver. Google développe par exemple "Content ID" qui fait que vous avez des systèmes d'empreintes permettant de vérifier que les oeuvres visibles sur YouTube ont été mises par les ayants droit et pas par n'importe qui. Après, il faut aussi un arsenal juridique adapté. Aujourd'hui, en matière de piratage, les décisions de justice sont longues à intervenir. Le principe de réponse graduée a du sens mais s'il n'y a jamais de sanction à la clé, ça ne peut pas marcher. En 2017, il y a eu 17 millions de signalements de contenus piratés faits par les ayants droit. Derrière, il n'y a eu 88 décisions de justice ! C'est pourquoi nous proposons notamment de créer une transaction pénale, une sorte d'amende qui n'implique pas l'intervention d'un juge. Il faut par ailleurs continuer une action pédagogique très forte et obtenir une obligation de coopération des différentes plateformes, notamment des fournisseurs d'accès à internet.
"Nous sommes à un moment charnière pour le marché des médias"
La meilleure solution n'est-elle pas de proposer des offres légales adaptées aux nouveaux usages comme Spotify a su le faire par exemple dans le domaine de la musique ?
Il faut les deux ! Il faut une dissuasion de pirater, par la pédagogie et la sanction si besoin. Mais il faut en effet aussi des offres légales, simple d'accès et à faibles coûts.
Si notre modèle audiovisuel ne se réforme pas, pensez-vous que les chaînes françaises courent un péril mortel ?
Oui. Nous avons un modèle qui a permis de conserver la diversité culturelle en France alors que d'autres marchés à côté s'effondraient. Regardez ce qu'il s'est passé en Italie concernant le cinéma. Son marché s'est effondré alors qu'on avait un cinéma italien extrêmement puissant. C'est la preuve que notre modèle audiovisuel fonctionne. Par contre, si nous ne sommes pas capables de le rénover, il risque de devenir complètement anachronique. Si nos chaînes ne savent pas 'compétiter' à armes égales, c'est la création et l'emploi qui en pâtiront. L'objectif politique est de garantir la diversité culturelle et l'accès aux oeuvres. On ne pourra les garantir que s'il y a un financement pérenne, et si on a des règles du jeu qui sont partagées. Il y a déjà eu 80 interventions législatives sur la loi de 1986 (relative à l'audiovisuel en France, ndlr). L'idée n'est pas d'en faire une simple 81e pour se faire plaisir. C'est de se dire que nous sommes à un moment charnière pour ce marché.