"Nous réfléchissons à un renforcement de nos rendez-vous installés de cinéma", révélait en février dernier Stéphane Sitbon-Gomez, le patron des programmes de France Télévisions, à puremedias.com. Trois mois plus tard, nous avons voulu en savoir plus auprès du chef de ce chantier stratégique : Manuel Alduy, directeur du cinéma et du développement international du service public, après une carrière chez Canal+, Fox et Disney. Alors que le 7e art est revenu sur le devant de la scène télévisuelle au gré de la crise sanitaire, nous sommes partis l'interroger sur les enseignements à tirer de cette période, mais aussi sur sa stratégie de financement et d'exposition des films sur France Télévisions à l'heure de plateformes de plus en plus conquérantes.
Propos recueillis par Benjamin Meffre.
puremedias.com : Quelle feuille de route Stéphane Sitbon-Gomez vous a-t-il fixée en vous nommant en février dernier à la tête du cinéma de France Télévisions ?
Manuel Alduy : Elle est double. Tout d'abord, il m'a été demandé de travailler davantage la coordination des acquisitions entre France 2 cinéma et France 3 cinéma pour avoir plus de cohérence éditoriale entre nos deux filiales. Ensuite, j'ai pour mission de permettre une meilleure éditorialisation de notre offre cinéma et donc sa meilleure visibilité.
Qu'est-ce que vous entendez par une meilleure "éditorialisation" de l'offre cinéma ? Un type de cinéma par chaîne ?
Non, pas tout à fait. Cet effort d'éditorialisation a trois composantes. Un : nous voulons renforcer les rendez-vous sur les chaînes linéaires. Nous avons notamment trois grands rendez-vous de soirée : le dimanche soir sur France 2, le jeudi soir sur France 3 et le lundi soir sur France 5. Notre objectif est de renforcer la visibilité des films que nous proposons sur ces antennes et leur diversité. Je pense par exemple à la diffusion sur France 2 en février dernier des "Chatouilles", un film original par son traitement et sombre par la thématique abordée (les violences sexuelles sur enfants ndlr). Nous avions réuni 3,7 millions de téléspectateurs ce mercredi-là. Je pense aussi à "La forme de l'eau", un film fantastique de Guillermo del Toro, qui a pu compter sur 2,7 millions d'amateurs. Ces audaces ont payé et nous donne des idées pour la suite. Nous allons continuer à bousculer les lignes.
"La crise sanitaire a montré qu'il y avait un véritable appétit pour le cinéma de patrimoine"
Quid des deux autres composantes de votre projet d'éditorialisation ?
Le deuxième axe est le renforcement de notre offre sur notre plateforme france.tv. L'éditorialisation du cinéma en 2020 pour une chaîne de télévision passe par le non-linéaire. C'est incontournable. Si nous n'arrivons pas à proposer du cinéma à la demande, comme nous le faisons déjà pour les séries, les documentaires ou les programmes de flux depuis près d'une décennie, nous allons ghettoïser le cinéma sur des cases linéaires regardées par un public de plus en plus âgé et qui va disparaître un jour.
Et le troisième point de l'éditorialisation ?
C'est l'ensemble des programmes que nous pouvons mettre autour d'un film pour le rendre plus attractif, en linéaire comme sur notre plateforme. Cela peut passer par une évènementialisation d'une soirée dans laquelle est intégré un film. Je reprends mon exemple des "Chatouilles" qui s'insérait dans une soirée continue spéciale de France 2 sur les violences sexuelles faites aux enfants. Il était suivi d'un débat et d'un documentaire. Nous comptons aussi profiter d'évènements purement cinématographiques comme le prochain festival de Cannes par exemple. Nous proposons à cette occasion un dispositif spécial avec deux grandes soirées cinéma proposant "Parasites", la palme d'or 2019 de Bong Joon-ho, et "Everybody knows" d'Asghar Farhadi avec Penelope Cruz et Javier Bardem. Ils relèvent d'une typologie de films que nous n'avons pas l'habitude de proposer sur France Télévisions. Une collection thématique d'une douzaine de films ayant été sélectionnés par le passé dans le cadre du festival ou de la quinzaine des réalisateurs sera proposée sur la plateforme france.tv. Nous allons aussi avoir une émission dédiée aux courts-métrages et une autre, baptisée "Cannes à la maison", proposée les vendredis 9 et 16 juillet sur le format de "6 à la maison", avec Anne-Elisabeth Lemoine et Patrick Cohen à la présentation.
Qu'a permis d'apprendre la crise sanitaire en matière d'offre de cinéma à la télévision ?
Plusieurs choses. Cette effervescence nous a permis d'abord de voir que le public suivait lorsque nous bousculions les grilles. Cela a permis aussi de voir qu'il y avait un véritable appétit pour le cinéma de patrimoine. Cela nous a enfin permis de tester des programmations thématiques sur france.tv lorsque les festivals n'ont pu se tenir.
Suite à l'exposition du cinéma l'après-midi pendant la crise sanitaire, avez-vous l'intention d'ouvrir de nouvelles cases pérennes dédiées au 7e art à ces heures-là ?
Non, nous n'allons pas créer de nouvelles cases en soirée comme l'après-midi. Nous allons renforcer les existantes.
"Nous accélérons sur la disponibilité en replay des films"
Chaque chaîne linéaire doit-elle avoir davantage son propre type de cinéma ?
Nous travaillons sur trois chaînes. France 5, c'est le cinéma de patrimoine le lundi soir. Pour France 2 et France 3, nous ne voulons pas créer une identité cinéma radicalement différente. En revanche, nous connaissons les typologies de public de ces deux chaînes. Le dimanche soir, France 2 privilégiera toujours des grands films populaires, de patrimoine, du cinéma français ou américain inédit, pour un public plutôt actif. Sur France 3, nous avons des films français un peu plus provinciaux dans leur histoire et leurs thématiques, et un peu plus de films de catalogue. Mais les deux antennes se rejoignent dans le soutien à la création, avec des partis pris artistiques audacieux, comme en témoigne la sélection cannoise.
Au-delà d'épouser l'époque, pourquoi vouloir accélérer à ce point sur le non-linéaire ?
Notre ambition est de couvrir tous les cinémas. Pour réussir, la plateforme est pour nous un atout considérable. Nous ne sommes plus condamnés à insuffisamment exposer certains types de films sous prétexte qu'ils ne tiendraient pas le choc du prime time. france.tv doit devenir une nouvelle destination cinéma, proposant un volume de films maîtrisé pour ne pas perturber l'écosystème. La volumétrie sur france.tv n'est pas encore totalement fixée mais vous aurez par exemple cet été une vingtaine de films disponibles. Pour rappel, nous diffusons près de 600 films par an sur nos chaînes linéaires.
Le problème pour vous, c'est d'obtenir les droits d'exploitation des films sur votre plateforme...
C'est vrai. Il n'est pas toujours aisé d'obtenir ces droits quand on est une plateforme gratuite. Mais nous y travaillons. Nous avons déjà accéléré sur la disponibilité en replay des films que nous diffusons. Durant le festival de Cannes, "Parasites" sera par exemple disponible en replay sur notre plateforme. Grâce à un accord signé avec toute la filière en février 2020, tous les films français inédits que nous co-produisons depuis un an et demi nous donnent droit au replay pendant 7 jours sur notre plateforme, après la diffusion linéaire. Compte tenu du rythme d'exploitation et des retards de sortie en salles liés à la crise sanitaire, nous n'en verrons les effets concrets qu'à partir de l'année prochaine. En attendant, nous tâchons de corriger le passé en négociant avec certains ayants droit une disponibilité en replay. Parfois nous y arrivons, parfois non.
"Concernant le replay, nous avons toujours plus de mal avec quelques studios américains"
Les ayants droit ont-ils changé de mentalité sur ce point ?
Oui, tous les distributeurs et producteurs indépendants y sont désormais ouverts. Ils ont compris leur intérêt à ne pas demander à tous leurs films de supporter le choc d'une seule et unique diffusion linéaire auprès d'un public relativement âgé. Si elle ne satisfait pas le diffuseur, une mauvaise audience ne satisfait pas non plus le producteur qui voit la valeur de son film être dégradée. La plateforme leur permet à l'inverse de toucher d'autres publics et d'offrir à leurs films une meilleure exposition. Concernant le replay, nous avons en revanche toujours plus de mal avec quelques studios américains ou les grosses "cartouches" de catalogue. Les ayants droit se disent toujours que leur film sont suffisamment forts en linéaire et qu'ils n'ont pas besoin de replay supplémentaire.
On ne verra donc sans doute pas "La grande vadrouille" en replay sur france.tv après une diffusion un dimanche soir sur France 2 ?
Non, et je ne pense pas d'ailleurs que cela soit notre urgence. Sur les 600 films que nous diffusons, beaucoup ne sont pas proposés en prime time. Nous avons moins de chaînes que nos concurrents et des droits de diffusion en clair, comme eux, très limités. Il faut bien se rendre compte que lorsque nous achetons un film, nous avons le droit de l'exposer une seule fois à la télévision. Si nous avons une programmation concurrente trop puissante et que le film essuie un échec, c'est fini, le film est cramé et nous devons le racheter pour pouvoir le rediffuser plus tard. La mise à disposition en replay offre une deuxième chance au film. Plus largement, la plateforme offre tout simplement une première chance à certains films qui ne supporteraient pas le choc du prime sur France 2 et France 3, où la jauge est entre 1,5 et 3 millions de téléspectateurs.
La plateforme vous permet-elle aussi de faire des acquisitions de films plus segmentants ?
Oui, exactement. Nous allons pouvoir proposer davantage de films que nous n'aurions pas nécessairement acquis. Nous allons aussi pouvoir mieux exposer des films pour un public plus jeune, et donc moins en affinité avec une consommation linéaire classique. Nous avons même fait récemment des paris de co-production de films actuellement en tournage et qui n'arriveront donc pas avant plusieurs années. Parmi eux, "Z (comme Z)", le nouveau film de Michel Hazanavicius, le réalisateur d'"OSS 117", qui sera une comédie de zombies. Nous finançons aussi "L'année du requin", des frères Boukherma. C'est une sorte de "Dents de la mer" sur le bassin d'Arcachon avec Marina Foïs, Kad Merad et Jean-Pascal Zadi. Nous allons faire davantage de pas de côté de ce genre.
"Nous allons continuer à participer au financement d'une soixantaine de films pour un budget de 60 millions d'euros"
Hors replay, combien de temps pouvez-vous exposer les films que vous proposez sur france.tv ?
Nous essayons de tourner autour de 1 à 3 mois. Nous ajusterons nos offres en fonction des premiers retours que nous aurons autour des films proposés cette année sur la plateforme.
France Télévisions doit-il se doter d'un magazine dédié au cinéma ?
Lorsque j'étais chez Canal+, j'ai déjà connu la difficulté de tenir un magazine cinéma sur une chaîne généraliste. Avec internet, le terrain de la critique de films, de l'actualité chaude autour du cinéma, a été investi par de nouveaux acteurs, du blogueur au youtubeur, en passant par le site d'actualité spécialisé. C'est donc très compliqué pour une chaîne de télévision de proposer quelque chose de pertinent sur ce terrain-là. Je pense que nous devons plutôt être dans une démarche d'aide à la compréhension du cinéma et de son histoire. Sans être dans la pédagogie cinéphilique, plutôt que d'avoir un programme de flux commentant l'actualité ou critiquant les films qui sortent, nous réfléchissons plutôt à proposer quelques programmes ou séries de programmes qui nous permettront d'être un peu plus marquant sur des thématiques éclairant ce qu'est le cinéma ou ce qu'il a été. Je ne peux pas vous en dire plus car le projet n'est pas encore signé.
France Télévisions a participé au financement de près de 60 films en 2020. Est-ce que vous comptez garder ce volume ?
Oui, nous allons continuer à participer au financement d'une soixantaine de films pour un budget de 60 millions d'euros.
"Parmi nos axes prioritaires dans le choix des projets, il y a l'inclusion"
Quelles types de productions doivent être selon vous davantage portées par France Télévisions ?
La production de films français passe par nos deux filiales : France 2 cinéma, dirigée par Valérie Boyer, et France 3 cinéma, dirigée par Cécile Négrier. Elles incarnent les différences de public de nos deux chaînes nationales. Parmi nos axes prioritaires dans le choix des projets, il y a l'inclusion. Nous voulons plus de femmes à la réalisation, nous voulons une plus grande diversité des histoires et des casting, qu'il s'agisse du sexe, du handicap, d'origines ethnoculturelles ou sociales. Deuxième axe : nous voulons faire des incursions dans les films de genre. Je pense au fantastique, au thriller... Il faut que nous soyons une possibilité d'accueil pour ces films-là aussi. Nous voulons également glisser de la modernité dans le cinéma historique et patrimonial qui reste l'un des éléments de notre cahier des charges. Par exemple, nous sommes en coproduction sur le prochain film de Houda Benyamina, "Toutes pour une", qui raconte l'histoire des "Trois mousquetaires" mais au féminin. C'est un angle surprenant autour d'une grande histoire commune, qui a vocation a être un grand film populaire, drôle et d'aventure. Autre exemple : nous sommes partenaires d'un biopic autour de Marinette Pichon, l'une des plus grandes stars du football féminin. Ce sera un film de Virginie Verrier racontant l'histoire familiale très difficile de Marinette Pichon, ses débuts lorsqu'elle devait jouer avec des garçons, avant son départ pour les Etats-Unis où elle est devenue une grande championne. C'est un très beau parcours de femmes.
La multiplication des chaînes via la TNT a-t-elle contribué à améliorer ou à dégrader l'exposition du cinéma à la télévision ?
Je pense que l'augmentation du nombre de chaînes gratuites était inéluctable. Et heureusement qu'elle diffusent des films ! Si elles avaient délaissé totalement et toutes les longs métrages, cela aurait affaibli le cinéma en tant que genre. Je vois bien aussi que ce sont souvent le même genre de films, souvent américains, à destination d'un public jeune, qui passent et repassent sur la TNT. Mais ce n'est pas très grave à une époque où la série a pris une place prépondérante, ne serait-ce que parce que cela maintient la pratique de regarder des histoires bouclées en 1h30. C'est l'ambition du service public de donner envie de voir d'autres cinémas.