Nouvelle consécration pour "Cash Investigation". Lors de ces TV Notes 2018, le magazine d'investigation de France 2 produit par Premières lignes a remporté le titre de "magazine de reportage de la saison". Il devance ainsi "Sept à huit" sur TF1 et "66 minutes" sur M6. A cette occasion, puremedias.com est parti à la rencontre de son incarnation depuis 6 ans, Elise Lucet. La journaliste revient pour nous sur la belle saison de "Cash" et nous révèle les dessous de la fabrication de cette émission si particulière.
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Propos recueillis par Benjamin Meffre.
puremedias.com : Les téléspectateurs vous ont décerné le prix du "magazine de reportage de la saison". C'est la consécration d'une très belle saison pour "Cash" ?
Elise Lucet : Oui, c'est un très grande satisfaction pour nous. Je trouve particulièrement plaisant que nous soyons de nouveau consacré après six ans d'existence. On ne peut plus se dire que c'est seulement l'attrait de la nouveauté qui l'explique. Cela montre que nous avons su construire au fil du temps un lien de confiance durable avec les téléspectateurs, dans une époque où ce lien entre les journalistes et les téléspectateurs est souvent mis à mal. C'est cela que l'on recherche et c'est formidable !
Du côté des audiences, cette saison a en plus été particulièrement belle avec le record absolu signé par l'enquête de Sophie Le Gall sur la souffrance au travail en septembre. Nous avons aussi été au rendez-vous sur les thèmes d'actualité comme par exemple avec nos enquêtes sur Lactalis de Jean-Baptiste Renaud ou celle sur l'affaire du financement présumé de la campagne de Nicolas Sarkozy par la Libye, réalisée par Nicolas Vescovacci. Cette dernière nous a aussi permis cette saison de diversifier la proposition de "Cash". On est toujours dans le "bienvenue dans le monde merveilleux des affaires", la promesse de l'émission, mais "le monde des affaires" au sens large.
Vous avez re-signé pour une nouvelle saison uniquement en prime time ?
Oui, uniquement en prime time. Pour être tout à fait honnête, la chaîne nous a même demandé de faire plus de numéros de "Cash" mais nous avons refusé. Si on veut garder la qualité des enquêtes de "Cash", il faut vraiment qu'on ait ce temps d'enquête et de travail. Et puis, il se trouve que je suis en plus impliquée dans "Envoyé spécial". Le magazine aura davantage de numéros la saison prochaine, ce qui me prendra plus de temps.
De manière générale, il ne faut pas galvauder "Cash", qui est un produit de très haute qualité en matière d'enquête et d'investigation. On ne peut pas mentir aux téléspectateurs. Ce n'est pas possible. On reste donc sur le même rythme qu'avant, et la chaîne nous écoute vraiment sur ce sujet. Elle est aussi attachée que nous à la promesse de qualité faite avec cette émission.
"Journalistiquement, courir après quelqu'un pour obtenir deux réponses et demi dans un couloir, ce n'est pas satisfaisant"
Y'aura-t-il des nouveautés sur la forme ou sur le fond dans "Cash" la saison prochaine ?
Concernant le format de "Cash", nous sommes en perpétuelle évolution, en gamberge permanente. Chaque film est différent. Pour ne rien vous cacher, le fait de me voir systématiquement courir après des gens nous a nous-mêmes lassés. On n'est pas du tout dans la recherche de ces séquences, mais plutôt dans celle d'interviews plus posées. Nous avons la volonté du contradictoire, en donnant la possibilité aux entreprises mises en cause lors de notre enquête de prendre du temps pour nous répondre. Après, on se heurte parfois au mur des communicants, à des gens qui n'ont pas envie de parler...
On verra donc de moins en moins ces séquences de course-poursuite qui ont popularisé l'émission ?
On l'espère... Nous espérons vraiment être davantage dans une véritable confrontation argument contre argument. C'est ça qui est le plus intéressant ! Nous pouvons nous tromper, ne pas avoir la bonne vision des choses. Entendre un grand patron, un politique qui se justifie par rapport à des décisions prises et des dérives que nous pensons avoir constatées, c'est cela le plus important ! Journalistiquement, courir après quelqu'un pour obtenir deux réponses et demi dans un couloir, ce n'est pas satisfaisant. Mais il faut parfois montrer, comme on l'a fait pour Nicolas Sarkozy dans le reportage sur "l'affaire libyenne". Malgré nos demandes répétées pendant six mois, il n'a pas voulu nous répondre. Parfois, il faut le montrer. Mais ce n'est pas notre but premier.
Nicolas Sarkozy vous a-t-il rappelée depuis ?
Non.
Peut-on avoir une idée des futurs thèmes que vous aborderez la saison prochaine ?
Je suis désolée mais je ne peux pas vous les donner. Nous les déclarons uniquement au CSA trois semaines avant diffusion. Ce n'est pas parce que nous sommes une secte enfermée dans notre bulle. C'est juste que cela nous laisse une liberté d'enquêter beaucoup plus librement. C'est une stratégie de travail.
"Chaque numéro de 'Cash' est vu quatre à cinq fois par notre avocate"
Est-il arrivé que des enquêtes de "Cash" échouent, que vous ne soyez pas en mesure de délivrer un film ?
Non, mais elles évoluent beaucoup au fil du temps. On a abandonné des pistes d'enquête mais pas des enquêtes. Pour vous donner un ordre d'idée, dans le film de Sophie Le Gall sur la souffrance au travail, on partait sur une douzaine d'entreprises. Sophie a finalement resserré le tamis. Certaines entreprises sur lesquelles elle avait des informations ne s'avéraient finalement pas si représentatives que cela. Nous, nous cherchons une dérive globale. C'est pour cela qu'à la fin, elle s'est concentrée sur Lidl et Free.
Est-ce que "Cash" suscite toujours autant de procédures de la part des entreprises ou est-ce que cela s'est calmé ?
Non, ça ne s'est pas du tout calmé... Chaque émission est vue quatre à cinq fois par notre avocate, puis par le service juridique de France 2. Nous sommes sous le feu des procédures tout le temps, tout le temps... Chaque émission suscite une ou deux procédures en ce moment... C'est regrettable. J'entends tout à fait qu'on puisse être attaqué judiciairement. C'est tout à fait normal. Qu'on soit clair : nous ne sommes pas des intouchables. Mais parfois, on est, je trouve, davantage la cible de procédures lancées par des entreprises pour faire de la com'. Si ce n'est que pour cela, je trouve cela dommage. Pour l'instant, "Cash" n'est pas condamné mais on fait à chaque fois la procédure. A chaque fois, je dois me présenter pour la mise en examen, préparer le dossier. Je suis souvent mise en examen avec le journaliste-réalisateur qui a fait le film, mais aussi avec Delphine Ernotte-Cunci, en tant que directrice de la publication de France Télévisions.
Le juridique nous prend énormément de temps. Je dirais que cela représente entre 15 et 20% de notre temps sur une enquête désormais. On fait attention à la moindre virgule. Il n'est pas question qu'une émission de "Cash" ou "Envoyé Spécial" fasse condamner France Télévisions à des dommages et intérêts. C'est de l'argent public, de l'argent du contribuable ! On est tout à fait conscient de cela. Quand on a démarré à "Cash", on a pris une avocate. Personne à l'époque ne faisait cela dans le PAF. Maintenant, tout le monde le fait...
Dans un récent sondage IPSOS, les Français interrogés affirment vous faire plus confiance qu'aux syndicats pour révéler les mauvaises pratiques des entreprises. C'est une bonne ou une mauvaise nouvelle ?
Quand les gens nous font confiance, c'est toujours une bonne nouvelle. Qu'ils nous fassent plus confiance qu'aux syndicats, c'est regrettable pour les syndicats. Nous, nous n'avons pas la même position que les syndicats. Les syndicats bossent au jour le jour dans les entreprises. Nous, nous avons cette liberté de pouvoir rentrer au sein du fonctionnement d'une entreprise pour une enquête, mais sans y travailler. Nous ne prenons aucun risque. Moi, je tire un coup de chapeau à tous les salariés, lanceurs d'alerte, syndicalistes qui nous aident à découvrir les dérives des entreprises. Sans eux, sans ces gens en interne, je vous dis la vérité : on n'y arriverait pas. Eux, ils prennent des risques réels, parfois incroyables, pour dénoncer et faire bouger les choses.
"La loi dite 'secret des affaires' nous fait très peur"
La loi dite "secret des affaires" est en cours d'adoption au Parlement. Est-ce toujours un péril pour la liberté d'informer selon vous ?
Ah oui ! Et je ne suis pas la seule à le dire... Notre collectif "Informer n'est pas un délit", qui regroupe de nombreuses grosses rédactions françaises, l'est aussi. Aucune des modifications qu'on a proposées n'ont été retenues. Que le secret des affaires s'impose d'entreprise à entreprise, qu'on affirme que les entreprises ont besoin de se protéger, c'est normal ! Si j'étais patron d'entreprise, je dirais la même chose. Mais qu'en gros, les mêmes dispositions s'appliquent d'entreprise à journaliste ou d'entreprise à lanceur d'alerte, on n'est pas dans la même démarche ! La nôtre est de dévoiler des choses d'intérêt général. Maintenant, ça va être à nous de prouver l'intérêt général. La charge de la preuve s'inverse. Cette loi nous fait aussi vraiment peur parce que si dans les mois qui viennent, une entreprise parvient grâce à cette loi à faire condamner un journaliste à d'importants dommages et intérêts, ça va en décourager plus d'un d'enquêter. C'est une autre manière de bâillonner la presse. Donc oui, ça nous fait très peur.
Un dernier mot sur "Envoyé spécial". Après un début de saison difficile, le magazine voit ses audiences remonter en cette fin de saison, comment l'expliquez-vous ?
Il y a plusieurs choses. Tout d'abord, lors de la saison d'avant, on a énormément souffert car on nous a enlevé un nombre incalculable d'émissions du fait de la campagne présidentielle. Plus personne ne savait où on était. C'était très difficile pour nous, à part lorsque nous sortions des gros scoops comme avec l'affaire Bygmalion, qui marchaient bien. On a redémarré cette saison avec une programmation un peu plus régulière de septembre à décembre, et beaucoup plus régulière de janvier à juin. Cela permet de récréer le rendez-vous avec les téléspectateurs.
Après, il y a eu une réflexion sur la ligne éditoriale d'Envoyé spécial". Chaque numéro d'"Envoyé" comporte trois à quatre sujets. Je pense qu'aujourd'hui, "Envoyé Spécial" doit avoir un premier sujet d'ouverture très impliquant. Montrer ce qui se passe dans la société française. Il y a plein de gens qui s'emparent de certains combats, comme celui contre le compteur Linky dont nous avons parlé récemment. Ce premier sujet peut être de genres différents. Une fois que ce premier sujet impliquant fonctionne, on embarque les spectateurs vers des sujets plus complexes, plus difficiles. Les téléspectateurs restent, on l'a constaté lors des derniers numéros, et c'est formidable.