C'est un classique au crépuscule des jours de manifestations. La deuxième journée de mobilisation nationale contre la réforme des retraites du gouvernement d'Élisabeth Borne n'a pas échappé, ce mardi 31 janvier 2023, à la traditionnelle bataille de chiffres sur le nombre de personnes défilant dans les rues. À Paris, par exemple, la CGT a dénombré 500.000 manifestants quand le ministère de l'Intérieur, lui, relativisait son ampleur et recensait 87.000 manifestants. Un chiffre, relayé par une troisième source, n'a pas manqué de faire réagir. Le cabinet privé Occurrence, financé depuis 2017 par plusieurs médias français pour tenter d'arbitrer l'habituel grand écart, a recensé, de son côté, seulement 55.000 manifestants dans les rues de la capitale.
Pour comprendre la méthode utilisée par ce cabinet spécialisé dans le comptage des flux de personnes, Azzeddine Ahmed-Chaouch, reporter de "Quotidien" sur TMC, a rencontré, hier, ses équipes. Installé dans deux chambres d'hôtel situées sur le parcours de la manifestation - l'hôtel Raspail (203 boulevard Raspail) et l'hôtel Villa Montparnasse (2, rue Boulard, qui fait l'angle avec la rue Froidevaux) de l'autre - Occurrence explique que deux capteurs, positionnés aux fenêtres de la chambre, permettent de tracer une ligne visible sur un écran.
Toute personne qui franchit cette ligne - allant d'un bout à l'autre du boulevard, trottoirs compris - dans le sens de la manifestation est ainsi comptabilisée. À en croire le cabinet, cette méthode aurait le mérite d'être plus efficace que le compteur manuel utilisé à même le sol par les syndicats.
Résultat : 55.000 personnes auraient défilé à Paris, selon cette méthode. Toute la soirée d'hier, il a été reproché à Occurrence, sur les réseaux sociaux, de largement minimiser les chiffres de la mobilisation. "Le comptage rapide, quasi-statique a de grosses marges d'erreur statistiques, mais permet de prendre en compte les arrivées et départs de manifestants en cours de manifestation : l'énorme biais d'Occurrence, en plus du problème de mesure en phase dense", a notamment critiqué l'un des opposants à la méthode retenue par le cabinet, Bruno Andreotti.
Ce n'est pas la première fois que les chiffres publiés par Occurrence suscitent des réactions. "Arrêt sur images" avait consacré un article à la "controverse technico-scientifique sur le comptage des manifestants" en 2020. Toujours est-il que le cabinet travaille, en 2023 encore, pour de nombreux médias, parmi lesquels France Télévisions, Radio France, BFMTV, l'AFP, "Libération", "Le Monde" ou encore "Mediapart", a-t-il précisé dans un tweet. Tous cotisent de manière égale à un fonds permettant à Occurrence de comptabiliser un certain nombre de manifestations par an.
Dans son direct sur la journée de mobilisation, l'un des médias partenaires d'Occurrence, "Médiapart", a pris du recul sur le chiffre communiqué par le cabinet. Le site d'investigation a expliqué qu'un "recomptage et une analyse de cet écart ont été demandés par plusieurs médias qui ont refusé de communiquer ce chiffre, ne l'estimant pas suffisamment fiable, d'autres préférant le communiquer malgré sa fragilité évidente". En décembre 2019, à la suite d'une mobilisation contre la réforme des retraites du gouvernement d'Édouard Philippe, le site d'investigation avait déjà "fait le choix de ne pas exploiter le chiffre du cabinet Occurrence, qui effectue les comptages de manifestation pour un collectif de médias".
Contacté par puremedias.com, Stéphane Alliès, co-directeur éditorial de "Mediapart", a précisé que ce recomptage était en cours. "Nous ne souhaitons pas publier un chiffre que l'on n'a pas eu le temps d'analyser", a-t-il confirmé, précisant qu'une réunion entre l'ensemble des parties prenantes devrait prochainement se tenir pour trouver un point d'accord sur la méthode. S'il pointe certaines "faiblesses qu'il faut interroger" - "tous les manifestants ne sont pas passés sous le point de comptage", assure-t-il - il loue la "transparence" dont fait preuve Occurrence. "Il faut au moins reconnaître à cette initiative d'avoir, sauf à Paris et à Marseille, permis de dégonfler l'écart entre les chiffres de la police et des syndicats, qui, je le précise, ne communiquent pas sur leur méthode de comptage".
Autre question posée sur les réseaux sociaux : Occurrence est-il indépendant ? Pour dissiper les doutes, le cabinet s'est livré, via son compte Twitter, à une opération transparence au cours de laquelle il a répondu aux questions de ses détracteurs. Le cabinet a, par exemple, reconnu un taux de marge d'erreur de 8%. "Le biais est le même que pour la préfecture et syndicats : très difficile de compter ceux qui partent sur les côtés", a-t-il nuancé dans le même temps.
Sur la proximité idéologique d'Assaël Adary, président du cabinet dit "indépendant", avec le parti Renaissance et des visages de la majorité - dont il a "liké" plusieurs tweets - Occurrence réplique : "Mais Assaël Adary like ce qu'il veut (...) Indépendant signifie qu'il n'y a pas de 'redressement' politique ou militant. Compter 55.000 ou 1 million ne nous change strictement rien, si ce n'est l'heure à laquelle nous rentrons chez nous", a préféré sourire le cabinet. Et d'ajouter : "Nous ne sommes pas comptables des chiffres des autres. Nous comptons dans notre coin, sans nous coordonner ni avec la préfecture ni avec les organisateurs... d'où notre indépendance".
Le co-directeur éditorial de "Mediapart", Stéphane Alliès, ajoute à cela une nuance de poids. "Depuis les dernières manifestations avant le covid-19, Occurrence a été racheté par l'Ifop (institut de sondage, ndlr), dont on critique, à "Mediapart", la méthode sur d'autres enquêtes. Cela questionne". Cette nouvelle donne poussera-t-elle "Mediapart" à cesser sa contribution à Occurrence ? Stéphane Alliès ne s'avance pas plus pour l'instant. "Des réunions sont prévues pour en discuter", conclut-il. Invitée à s'exprimer elle aussi sur la question par puremedias.com, la direction de l'information de France Télévisions, autre média qui contribue au financement d'Occurrence, n'a pas donné suite à nos sollicitations.