Belle vague d'audience pour France Culture ! La station publique a fini l'année 2020 en beauté avec 1,7 million d'auditeurs branchés chaque jour sur son antenne, gagnant près de 100.000 auditeurs sur un an, dans un contexte général pourtant défavorable au média radio. La confirmation d'une bonne dynamique observée depuis plusieurs années. puremedias.com est donc parti à la rencontre de Sandrine Treiner, la patronne de la station, afin d'analyser les secrets de ce discret succès.
Propos recueillis par Benjamin Meffre.
puremedias.com : Attribuez-vous la belle performance de France Culture lors de la dernière vague d'audience au contexte exceptionnel de l'année 2020, ou au succès intrinsèque de votre offre éditoriale ?
Sandrine Treiner : Je ne pense pas qu'on puisse dire que notre succès est dû au contexte de l'année 2020. Lors de celle-ci, notamment du fait du confinement et de la baisse de la mobilité, le média radio a largement souffert. Dans ce contexte morose, notre radio a pourtant fait un bond d'audience assez significatif, de même que d'autres antennes du service public d'ailleurs. Si je remonte en arrière, France Culture est durablement en progression puisque nous avons doublé notre audience en dix ans ! Cette augmentation très nette est particulièrement notable à partir de l'année 2018 et le mouvement des Gilets jaunes, mais aussi avant cela, après la vague d'attentats de 2015. Autrement dit, France Culture, par la spécificité de son offre éditoriale, le temps laissé au traitement des sujets, leur approfondissement, notre parti pris assumé de donner à penser plutôt qu'à s'angoisser, est un médias que les crises successives et le climat anxiogène favorisent aux yeux d'un nombre croissant d'auditeurs. J'ajouterais que le travail phénoménal fait par les équipes de France Culture sur le numérique a permis d'attirer de nouveaux publics. Nous sommes devenues la deuxième radio de France en termes de consommation de podcasts. Nous enregistrons aussi une hausse de 28% sur le public des 13-34 ans. Cela montre que viennent nous écouter de nouvelles personnes qui nous ont connus via nos productions numériques.
S'adresser à tout les publics est toujours votre mission principale ?
Oui, j'oeuvre inlassablement à l'élargissement des publics. Ce n'est pas une question de records d'audience mais bien de conviction personnelle. Nous ne nous adressons pas au monde de la Culture. Nous sommes avec lui, nous en sommes un acteur, mais nous nous adressons au grand public.
"Guillaume Erner est un condensé de tout ce que veut offrir la grille de France Culture"
La progression de la matinale de Guillaume Erner depuis plusieurs vagues est-elle le signe d'une envie des gens de ralentir le rythme de l'information ?
Oui, je le pense. Nous avons à la fois beaucoup d'infos dans notre matinale et une info qui est particulière. Elle est plus que d'autres tournée vers l'international, l'expertise et favorise les grands formats. Guillaume Erner offre aux auditeurs l'impression de commencer la journée en ayant gagner quelque chose. Il est un condensé de tout ce que veut offrir la grille de France Culture le reste de la journée.
Comptez-vous justement apporter des ajustements à cette grille pour la deuxième partie de saison 2021-2021 ?
Non, nous n'avons pas prévu d'ajustements particuliers. En revanche, nous planchons sur la création de nouvelles collections de podcasts. Nous sommes par ailleurs déjà en train de travailler sur la grille d'été puisque nous avons la particularité, à France Culture, de proposer une grille estivale avec des longs formats très différents du reste de l'année.
La ruée vers le podcast des dernières années fera-t-elle long feu selon vous ?
C'est un peu comme le débat récurrent sur le fait qu'il y ait trop de livres qui sortent ou non. Je pense à titre personnel qu'il n'y en a jamais trop. C'est l'effervescence, le foisonnement, l'appétit, qui fait que les meilleures choses vont surgir et que le public fera ensuite le tri.
"Nous avons des projets de partenariats avec France Télévisions pour des documentaires historiques"
Peut-on dire de France Culture qu'elle est la Arte de la radio ?
On pourrait aussi dire qu'Arte est la déclinaison télé de France Culture (rires). Plus sérieusement, vu de loin oui, vu de près, moins. France Culture et Arte sont quand même extrêmement différentes. Le fond de grille d'Arte repose sur la fiction, le documentaire et la découverte, tandis que le nôtre est plutôt composé de magazines en direct dédiés à la Culture et au savoir. Après, nous avons en commun, bien sûr, une ambition, un état d'esprit, et nous sommes toutes les deux des antennes généralistes mais aussi thématiques et culturelles.
Pourriez-vous développer de nouveaux partenariats avec Arte ?
Oui, absolument. Nous devons d'ailleurs nous voir prochainement pour en discuter. Nous avons déjà des incarnations communes, comme Emilie Aubry ou Xavier Mauduit, et une logique de collection commune. J'espère que nous allons réussir à conjuguer nos temporalités différentes - une production en télévision prenant forcément plus de temps qu'une production radio - pour construire collectivement des offres nouvelles.
Etes-vous satisfaite des résultats de Culture Prime (média culturel 100% vidéo à destination des réseaux sociaux et créé par 6 entreprises de l'audiovisuel public français : France Télévisions, Radio France, France Médias Monde, Arte, l'INA et TV5MONDE) ?
Oui, nous sommes très satisfaits. C'est un succès en termes de qualité des productions, d'audience et de synergie entre les différentes entités de l'audiovisuel public participantes. Si nous avons des projets de partenariats avec Arte, nous en avons d'ailleurs aussi avec France Télévisions sur des documentaires historiques évènements ou des sujets patrimoniaux. France Culture, grâce à son expertise en matière d'ouverture de la Culture et du savoir au grand public, peut aussi être, selon moi, un lieu de production déléguée pour la télévision publique. Nous pourrions être une radio, mais aussi un lieu de production de contenus audiovisuels, pour le numérique comme la télévision.
Vous souhaitez faire de France Culture un producteur de contenus tous supports en somme, pas simplement une radio ?
Oui, mais grâce à la radio car c'est elle qui nous permet de faire tout cela. Ce que l'on produit aujourd'hui en matière d'édition papier, de numérique, de vidéos pour les réseaux sociaux, relève de la même démarche : celle de la radio France Culture. Si un jour, nous allions vers la télévision, il va de soi que ce serait sous forme de magazines très liés à ce que fait la radio. Ce serait la même "expérience France Culture". De la même manière, si nous parvenions un jour à créer une collection documentaire avec une chaîne de télévision, elle serait totalement inspirée de notre démarche documentaire à la radio.
"France Culture est un contrepoint de l'époque"
Dans vos interviews, vous dites souvent que France Culture veut entretenir un rapport au temps moins frénétique, désire privilégier la connaissance aux opinions, la réflexion à l'émotion. France Culture n'est-elle donc pas résolument une radio contre l'époque ?
Je pense résolument l'inverse ! Une époque n'est pas un monolithe. Toute époque est traversée par des pulsions, des mouvements et des passions contradictoires On voit d'ailleurs que plus France Culture persévère dans son être et sa raison d'être, plus elle a de nouveaux publics ! Quand vous avez plus de 1,7 million d'auditeurs, vous n'êtes pas contre l'époque mais bien DANS l'époque. Nous en sommes simplement un contrepoint. Ce n'est pas parce que les gens passent beaucoup de temps sur les réseaux sociaux qu'ils arrêtent de lire. L'époque est paradoxale. Nous incarnons l'un de ses mouvements.
Vous dites aussi souvent que France Culture est l'antenne du "gai savoir" et une radio "consolatrice" ? Qu'entendez-vous par là ?
Deux choses. La première, c'est que le savoir est souvent perçu comme quelque chose de très ennuyeux et donc à ne pas pratiquer sur son temps de loisir. Nous nous employons à démontrer l'inverse. Prenons l'exemple des "Chemins de la philosophie", l'émission quotidienne d'Adèle Van Reeth, qui est celle qui a d'ailleurs gagné le plus d'auditeurs lors de la dernière vague d'audience, avec l'international. Elle proposait la semaine dernière de philosopher sur les films de Claude Chabrol. Parmi les invités, Isabelle Huppert. Cette immense comédienne qui vient dans une émission de philosophie réfléchir avec nous, c''est ça le "gai savoir". C'est cette capacité à nous emparer d'objets inattendus et de réfléchir avec des gens inattendus. Pour la partie "consolatrice", cela a davantage à voir avec ce que je disais tout à l'heure, à savoir le fait de ne pas jouer sur l'angoisse et l'anxiété. Quand on écoute des choses belles, des gens qui essayent de penser, de comprendre le monde, cela produit de la consolation. Nous ne sommes plus tout à fait aussi seuls.
Adèle Van Reeth fait de la télévision, tout comme Xavier Mauduit dans "28 minutes" sur Arte, ou votre matinalier Guillaume Erner, sur Public Sénat. Est-il important que vos grandes voix soient aussi des visages connus du grand public grâce à la télévision ?
Objectivement, je dirais que non. Aucune de nos émissions ne repose sur une célébrité extérieure. Cela ne nuit évidemment pas, mais la renommée de France Culture repose avant toute chose sur l'intelligence de ce qui est fait sur l'antenne. Je pense par exemple que le fait que nous ayons recruté pour notre émission littéraire le prix Goncourt 2015, Mathias Enart, est beaucoup plus important que le fait qu'on voie certains de nos animateurs à la télévision. Néanmoins, ce que font nos animateurs à la télévision est très complémentaire de ce qu'ils font à la radio, et cela me rend ravie pour eux. Mais ce n'est pas une nécessité.
"Je m'assure qu'Alain Finkielkraut reste fidèle à la promesse de 'Répliques'"
Un des enjeux de votre présidence dans les années à venir est-il de continuer à bien marquer votre différence avec France Inter ?
Elle est selon moi devenue évidente au moins depuis le tournant de 2015 voulu par Matthieu Gallet (l'ancien président de Radio France, ndlr). Cette différence est très importante, dans la tessiture, dans les thèmes abordés, comme dans le positionnement avec d'un côté une vraie généraliste, France Inter, et une thématique qui s'intéresse à tout, France Culture. La différence entre les deux radios est d'ailleurs bien plus grande que ce que se figurent les gens qui ne nous écoutent pas. Durant le premier confinement, lorsque nous avons dû, en raison de la crise sanitaire, diffuser des programmes de France Inter sur notre antenne, les auditeurs nous ont immédiatement rappelé qu'ils n'étaient pas là pour écouter France Inter mais bien France Culture. C'est bien la preuve que cette différence n'est plus aujourd'hui un sujet.
France Culture a en tous les cas fourni de nombreux animateurs au France Inter d'aujourd'hui, de Nicolas Demorand à Ali Baddou, en passant par Augustin Trapenard ?
Vous pouvez ajouter Laurent Goumarre, Laure Adler ou Jean Lebrun. Tant mieux car cela nous permet de renouveler nos équipes.
Suite à des propos polémiques tenus la semaine dernière sur LCI sur l'affaire Olivier Duhamel, Alain Finkielkraut a été évincé de l'antenne de la chaîne info. Lui conservez-vous votre confiance alors qu'il anime chaque samedi matin l'émission "Répliques" sur France Culture ?
Comme je l'ai dit au Médiateur, les réponses faites par Alain Finkielkraut sur l'antenne de LCI soulèvent des questions absolument légitimes. Ses propos ont été en plus déformés par les réseaux sociaux puisque la vidéo principale qui a tourné, notamment sur Twitter, a été découpée de manière à ne pas intégrer sa condamnation absolue, en ouverture de chronique, des agissements d'Olivier Duhamel, et des actes pédo-criminels en général. Il ne m'appartient pas de commenter l'intervention d'Alain Finkielkraut, tenue hors de France Culture. Je renverrais nos auditeurs à son écoute in extenso pour se faire un avis.
Je rappelle que "Répliques" est un débat hebdomadaire contradictoire. Nombreux sont les auditeurs de "Répliques" qui sont critiques des positions d'Alain Finkielkraut. C'est d'ailleurs le succès de ce rendez-vous que d'être aussi écouté par des personnes qu'il énerve grandement, voire qui désapprouvent la présentation des sujets et le choix de certains invités. L'émission occupe une place très particulière dans l'espace culturel et radiophonique à un moment où, hystérisés par les réseaux sociaux, les sujets ardus peinent à trouver le calme et le temps nécessaire pour permettre à la pensée de s'exprimer et à chacun d'élaborer sa propre opinion. Je m'assure qu'Alain Finkielkraut reste fidèle à la promesse de "Répliques", à savoir l'engagement d'un débat public exigeant et pluraliste.
Hormis celles fixées par la loi, France Culture se fixe-t-elle des limites en matière de débat ?
Je dirais celles des conditions du débat, du temps du débat, de son aspect contradictoire et de son pluralisme. Un débat digne est un débat bien posé. Il faut le bon sujet, la bonne question dans le sujet, et les bonnes personnes pour y répondre. Ce n'est malheureusement pas toujours ce que l'on entend aujourd'hui dans les médias. Il faut aussi selon moi que les gens qui répondent à la question puissent se prévaloir d'un travail ou d'une expérience sur celle-ci. La pure logique de l'opinion me paraît dénuée d'intérêt et surtout dénaturer de ce que doit être le débat démocratique.
"J'ai été informée de l'affaire Olivier Duhamel"
Quand avez-vous été informée à titre personnel des faits reprochés à Olivier Duhamel, par ailleurs ancien chroniqueur de la matinale de France Culture jusqu'en 2010 ?
Je ne peux honnêtement pas vous dire exactement quand je l'ai su car cela remonte à un certain nombre d'années. Ce que je peux vous dire, c'est qu'au sein de la station, les gens n'étaient pas au courant de cette affaire car il n'existe pas un petit milieu homogène. Moi, je le savais, parce que j'ai travaillé et travaille encore avec Christine Ockrent, qui anime une émission sur l'antenne de France Culture ("Affaires étrangères", ndlr). Je connais également par ce biais Bernard Kouchner. Ce dernier et Christine Ockrent ne dissimulaient pas cette histoire et estimaient même qu'il fallait que cela se sache. J'en étais donc informée. Je n'ai cependant jamais fait de symposium à France Culture pour évoquer le sujet. Les quelques fois où s'est posée la question d'une invitation d'Olivier Duhamel sur l'antenne de France Culture pour parler de sa spécialité, le droit, j'ai fait valoir que je la pensais inopportune. Il n'est donc plus venu sur l'antenne de France Culture depuis que je dirige la station. Je crois d'ailleurs n'avoir jamais croisé Olivier Duhamel puisqu'il a quitté France Culture à l'été 2010, alors que je suis arrivée à la radio en octobre 2010.
Allez-vous devoir faire des économies dans les mois qui viennent pour faire face à la crise sanitaire ?
Non, on ne me demande pas de faire des économies. Nous réfléchissons plutôt aux arbitrages à rendre en matière de dépenses pour financer la poursuite de notre développement.
Vous êtes à France Culture depuis 2010. Comptez-vous repartir pour un bail de 10 ans supplémentaires ?
Je n'ai jamais eu de plan de carrière. Il y a sans doute une logique aux différentes choses que j'ai faites dans ma vie professionnelle mais je ne m'en suis pas rendue compte sur le moment. Je ne peux donc honnêtement pas vous dire. Ce que je peux dire, c'est que je suis très heureuse dans ma vie professionnelle et très heureuse à France Culture.