Elle est le visage phare de l'investigation. Ce soir, à partir de 21h et tout au long de la nuit, France 2 fête les 30 ans d'"Envoyé Spécial" avec une soirée spéciale dédiée au magazine présenté par Elise Lucet. En première partie de soirée, la deuxième chaîne proposera trois portraits, ceux de Kylian Mbappé, Greta Thunberg et Bilal Hassani. A la suite de ces reportages, la journaliste échangera en deuxième partie de soirée avec les personnes ayant incarné les sujets forts de ces trois dernières décennies. Ensuite, à partir de 0h35 et jusqu'à 5h55 du matin, France 2 rediffusera les reportages les plus marquants d'"Envoyé Spécial". A cette occasion, Elise Lucet s'est confiée auprès de puremedias.com. Place à la troisième et dernière partie de l'interview.
Propos recueillis par Florian Guadalupe.
puremedias.com : En 2019, vous avez traité du controversé glyphosate. Vous attendiez-vous à recevoir autant de critiques ?
Elise Lucet : Ce à quoi on ne s'attendait pas, c'est que l'émission soit attaquée deux ou trois jours avant sa diffusion, sans que personne ne l'ait vue. L'idée même de l'existence de cette émission a été attaquée. Pour moi, ce n'est pas valide. Là, on voit la main des lobbies. On a reçu des vagues d'injures et des critiques comme quoi l'émission racontera n'importe quoi. Ils n'avaient pas vu une seule seconde du reportage. Qu'on soit jugé sur notre travail, qu'il y ait des critiques ou qu'il y ait des compliments sur notre émission, c'est à 100% normal.
Après, nous sommes extrêmement vigilants. Nous sommes d'une réaction incroyable. Nous sommes sûrs de la véracité de l'information. Nous sommes sûrs d'un Tristan Waleckx sur le glyphosate ou sur Bygmalion. Nous avons d'excellents journalistes. Quand on traite des sujets comme ça, chaque information est vérifiée douze fois. C'est une rédaction du service public. Nous sommes payés par la redevance. Le minimum qu'on doit aux téléspectateurs est d'avoir sur-vérifié nos infos ! Ce qui nous a vraiment étonné, c'est le côté coordonné de ces attaques, avec des faux comptes, avec des comptes qui avaient deux ou trois abonnés. Ils avaient été montés pour l'occasion. On l'a démontré par la suite. Ca a été très surprenant. Dans le monde d'aujourd'hui, il faut s'y attendre et revendiquer son travail. Je pense qu'à l'avenir, on le fera plus rapidement et plus fortement. On est fier du travail qui est fait dans cette rédaction. On le revendique complètement. Si un jour il y a une erreur - ça m'étonnerait -, on le reconnaîtra. Mais en l'occurrence, il n'y avait pas d'erreurs. Donc, ces attaques-là, avant la diffusion, ultra coordonnées, avec en partie des faux comptes, oui, ça nous a surpris. Que les lobbies n'aient pas envie qu'on fasse ce genre d'émission, bien évidemment, il y a des millions d'euros en jeu. Chacun est dans sa position. Mais que de fausses informations soient données avec des comptes Twitter sur notre émission, ça, non !
Y a-t-il eu un impact dans la fabrication de l'émission après les économies demandées par le gouvernement à France Télévisions ?
Tout le monde me pose cette question alors que c'est un problème réglé il y a deux ans. Je vais vous répondre en toute transparence ! Effectivement, le gouvernement a demandé des économies fortes à France Télévisions. Ca a eu un impact sur tous les services de la rédaction. Au même titre que les autres services, nous avons fait un effort, mais un effort raisonnable. On a perdu un poste d'assistante, un poste de journaliste de la rédaction et un poste de rédaction en chef. Nous sommes restés dans des proportions raisonnables. Tous les magazines de l'information ont dû faire des efforts dans des proportions acceptables. Le débat était là car les proportions qu'on a voulues nous proposer n'étaient pas acceptables. Mais c'est terminé aujourd'hui. Il n'y a plus de menaces sur l'effectif d'"Envoyé Spécial". On a fait un effort coordonné avec tous les services de la maison. C'était normal qu'on le fasse.
Pour être honnête et je ne suis pas fayote, la direction de l'information et la PDGette (sic) Delphine Ernotte pensent que les magazines d'information de France Télévisions sont des marqueurs du service public. En gros, ici, c'est le paradis pour un journaliste d'information qui fait de la télé. Bien sûr qu'on a des pressions économiques et politiques... Le secteur économique fait des pressions sur nous et même parfois enlève des campagnes de publicité sur France Télévisions. Ce sont des millions d'euros en moins pour la régie pub ! Là-dessus, on a une Delphine Ernotte et un Yannick Letranchant qui sont d'une clarté absolue et qui veulent qu'on poursuive nos enquêtes. Je n'ai jamais entendu : "Elise, tu vas trop loin !". Jamais ! Ni de la part de Delphine Ernotte, ni de la part de Yannick Letranchant ! On fait ici des enquêtes que l'on ne pourrait pas faire sur une télé privée. Dans une télé privée, le secteur économique a beaucoup plus de force car elles ne sont financées que par les annonceurs. Cette indépendance et cette liberté éditoriale, ils en ont fait un étendard du service public.
"Moi, je n'ai pas pour vocation de courir après des PDG dans la rue."
Est-ce qu'"Envoyé Spécial" et "Cash Investigation" ne se marchent-elles pas un peu dessus ?
Non, je n'ai pas ce sentiment. Les grosses enquêtes que nous avons sorties dernièrement, c'est Bygmalion, le glyphosate et entre autres les bébés sans bras. Nous avons fait des "Cash" sur les pesticides, mais nous n'aurions pas fait de "Cash" sur le glyphosate. Les bébés sans bras, ça valait une enquête de 40 minutes, mais pas 2h30 d'émission. Il y a toujours eu de l'enquête et de l'investigation dans "Envoyé Spécial", avant le lancement de "Cash". Ce qui n'a pas empêché "Cash" d'exister et d'inventer un nouveau format. Ce qui vous fait vous poser la question est que je présente les deux. Mais avant, vous ne vous la posiez pas !
Mais le fait que vous incarniez ces deux émissions laisse justement l'impression de retrouver la même trajectoire dans ces deux formats.
Non, mais franchement je ne pense pas. "Envoyé Spécial" a une ligne beaucoup plus riche, au sens où il y a beaucoup plus d'exercices journalistiques différents. La mise en avant du grand reportage pur, tel qu'on l'a toujours défendu dans "Envoyé Spécial", il n'y a pas ça dans "Cash". L'enquête a été un élément fondateur d'"Envoyé Spécial". On ne va pas du jour au lendemain arrêter de faire de l'enquête dans "Envoyé Spécial" parce que c'est moi qui présente les deux. Ce serait un peu idiot. Après, plus il y a d'enquêtes à France 2, mieux c'est.
Le dernier numéro de "Cash Investigation" avait signé sa plus faible audience historique en prime time. Est-ce qu'il n'y a pas trop de numéros ?
Non. Mais encore une fois, tous les magazines souffrent en ce moment. Pas que les magazines d'investigation et d'enquête. Il y a un signal plus lourd qui nous est envoyé. "Les pouvoirs extraordinaires du corps humain" est très loin de "Cash" et d'"Envoyé Spécial" et souffre aussi. Quand Bern était sur France 2, il souffrait aussi. Ce sont des exercices très différents. C'est le format magazine qui a des difficultés face à la fiction. Mais je ne pense pas que le fait que je fasse "Envoyé Spécial" ou "Cash"... La ligne éditoriale de l'enquête et de l'investigation est identifiée avec Elise Lucet. Ca pourrait être quelqu'un d'autre, je ne suis pas propriétaire de l'enquête à France 2.
N'avez-vous pas peur d'être réduite à l'image que vous pouvez refléter dans "Cash Investigation" ? Celle de la journaliste poursuivant les PDG et les politiques refusant de lui répondre ?
Si les gens me réduisent à ça, c'est qu'ils se réduisent aux réseaux sociaux. Ils ne vont regarder de "Cash Investigation" que les modules sur les réseaux sociaux. Cette image d'Elise Lucet qui poursuit les PDG, ça nous a interpellés il y a trois ans et demi. Ce n'est pas nouveau. On fait tout ce qu'on peut pour avoir des interviews posées, dans un bureau, au calme, où on soit dans le questionnement. Moi, je n'ai pas pour vocation de courir après des PDG dans la rue. Ce n'est pas mon but premier dans la vie.
Mon but est de proposer des enquêtes complètes, fortes, avec des révélations et où les téléspectateurs en sortent avec du savoir. Basta ! Plus c'est posé et plus on a une interview à armes égales, mieux c'est ! On n'a pas envie de faire le buzz pour faire le buzz. Maintenant, on fait super gaffe à ce qu'on poste sur les réseaux sociaux. Les gens voient une vidéo buzz de "Cash Investigation" et résume l'émission à ça. "Cash Investigation", c'est deux heures et demie d'enquête, un an d'investigation. Aujourd'hui, on nous résume à une petite phrase, à une saynète. C'est faux ! Les gens qui connaissent bien l'émission et qui me connaissent savent bien que l'exercice professionnel ne se limite pas à courir après des PDG dans la rue. Après, qu'il y ait un aspect caricatural de la reprise de ce qu'il y a sur les réseaux sociaux, c'est la loi du genre, on y est tous soumis. Je le regrette. On doit doser car on en a marre d'être réduit à ça.
"Cette loi est une menace pour notre métier et pour l'investigation."
La loi dite "secret des affaires" a été adoptée au Parlement fin 2018. Est-ce désormais une menace pour le travail d'enquête ?
Il faut savoir qu'il y a eu deux affaires avec des titres de presse. Ils se sont fait attaquer après l'adoption de la loi, au nom du "secret des affaires". C'est très inquiétant. Quand cette loi a été votée, on nous a dit : "Vous voyez le loup partout. Pas du tout ! Vous ne serez pas attaqués !". Mais non, très rapidement, des journaux ont été attaqués, comme "Challenges", par exemple, qui avait écrit un papier sur Conforama. On avait bien raison de se mobiliser ! Tous les politiques et les lobbies nous avaient dit : "Arrêtez, les journalistes! Vous en faites des caisses ! Jamais un juge ne prendra cette décision". C'est faux ! La réalité est que cette loi, des entreprises s'en emparent pour nous attaquer. Il ne fallait pas voter cette loi.
A l'époque, nous avions monté l'association "Informer n'est pas un délit". On voulait monter ça à 4 ou 5 avec des gens de "Mediapart" pour se battre contre la transposition de la loi des affaires en France. A notre très grande surprise, au bout de dix jours, on s'est retrouvé à 250. Toutes les rédactions ont estimé que c'était une entrave potentielle à notre travail d'investigation sur les entreprises. Qu'on dise que les secrets des affaires doivent protéger un brevet, qui est un secret industriel pour une entreprise, bien sûr, il n'y a pas de souci. Mais qu'on applique ce secret des affaires à la finance d'une entreprise, à la manière dont une entreprise paye ses impôts, à la manière dont cette entreprise traite ses employés, no way ! Ce n'est pas possible. Ce doit être du domaine public. Est-ce que demain on pourra continuer à faire des enquêtes sur des entreprises...? Je pense notamment à nos enquêtes sur l'évasion fiscale. Ce serait impossible. Bien sûr qu'un journaliste doit s'intéresser à ça. Cette loi est dangereuse ! Franchement, on l'a vu venir ! On s'est battu pendant trois ans là-dessus. Tout le monde nous trouvait paranos. La loi passe, trois mois après, boum ! Donc, oui, c'est une menace pour notre métier et pour l'investigation.
N'avez-vous pas peur désormais d'être dans l'illégalité ?
On va continuer à enquêter. Il y aura peut-être des menaces judiciaires sur nos enquêtes. Sur ce sujet, nous sommes beaucoup. Il y a quelques années, nous étions peu à travailler dans l'investigation. C'était souvent des journalistes isolés. Maintenant, on est beaucoup plus et ce sont des journalistes qui travaillent ensemble. Ce sont les "Panama Papers" qui ont marqué le top départ. Quand on a monté cette communauté de journalistes où on s'est retrouvé à tous travailler ensemble sur un dossier, en total secret pendant six mois, et que vous aviez 370 journalistes, dont une centaine de rédactions dans le monde qui travaillaient sur une base de données cryptées et qui ont sorti le même jour et à la même heure des papiers partout sur des sociétés off-shore pour faire de l'évasion fiscale, on s'est rendu compte que l'investigation, seule, paumée dans son bureau, était finie ! Oui, c'est fini ! Maintenant, nous travaillons en collaboration. Notre force de frappe est démultipliée ! Le monde politique et économique a été extrêmement surpris par ça.
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