Jeudi 17 février, 12h35, aéroport d'Orly. Il y a encore moins d'une heure, Bruce Toussaint était à l'antenne pour présenter sa quotidienne "Le Live Toussaint". Le voilà qui débarque dans le hall, détendu comme à son habitude. Sur place, il rejoint Céline Pigalle, directrice de la rédaction de BFMTV et Florence Rimauro, directrice marketing du groupe Altice, chargée du recrutement des Français qui seront mis à l'honneur le soir-même sur le canal 15, depuis Digne-les-Bains dans les Alpes de Haute-Provence. Bruce Toussaint présentera en effet le troisième numéro de "La France dans les yeux", émission dans laquelle des anonymes interpellent les candidats à la présidentielle sur un sujet précis. Après Valérie Pecresse et Eric Zemmour, Jean-Luc Mélenchon a accepté de se plier à cet exercice particulier. BFMTV a pris le parti de ne solliciter que les candidats crédités de plus de 5% dans les sondages pour ce format.
Le principe de "La France dans les yeux" est de permettre aux candidats de choisir la région où s'installera BFMTV. Pour Jean-Luc Mélenchon, cela a donc été les Alpes de Haute-Provence, pour aborder le thème de la ruralité. Le canal 15 a jeté son dévolu sur le Palais des congrès de Digne-les-Bains, ville-préfecture qui n'est même pas dotée d'une gare. Une fois que l'avion avec une partie des piliers de BFMTV a atterri à l'aéroport de Marignane dans les Bouches-du-Rhône, un long chemin reste encore à parcourir. Une heure trente de trajet en voiture de location. Arriver jusqu'à Digne-les-Bains, cela se mérite. Bruce Toussaint, lui, prend un peu d'avance, en partant dans un véhicule à part. Il faut dire qu'il est déjà 15h et que l'émission commence dans... six heures.
Dans la voiture qui fait route vers le Palais des congrès, Céline Pigalle ne tarit pas d'éloges sur "La France dans les yeux", une des deux émissions vitrine de la chaîne avec "Face à BFM" pour l'élection présidentielle. "Il y a à la fois la qualité de l'image et la qualité du débat", se réjouit la directrice de la rédaction de BFMTV, qui a conscience de jouer dans la cour des grands avec ce programme de prime time.
Il est 17h, le Palais des congrès est enfin en vue. Les techniciens, arrivés 48 heures plus tôt, s'affairent. Le plateau est disposé tel une arène avec les chaises du public décrivant un vaste arc de cercle. Bruce Toussaint et son invité se trouveront au centre, comme dans une arène. Dans un coin du plateau siègeront Philippe Corbé et Jérémy Trottin, respectivement chefs des services politiques de BFMTV et de RMC. "Notre rôle, c'est d'aller plus loin pour obtenir un engagement, soulever une contradiction ou montrer qu'une proposition est plus utopique que réaliste", souligne Jérémy Trottin, à qui Jean-Luc Mélenchon reprochera en cours de soirée de lui "tirer dans le dos".
Son collègue Philippe Corbé salue, lui, la mise en avant des Français : "Dans des interviews face à des journalistes, il y a moins d'inattendu". Il a encore en mémoire l'échange tendu entre Eric Zemmour et une certaine Zina sur la polémique autour de l'interdiction des prénoms étrangers. C'était le 9 février dernier dans "La France dans les yeux". "Mais c'est une émission où on se parle, pas une émission où on s'engueule", tient à souligner le patron du service politique de BFMTV.
Jean-Luc Mélenchon n'est pas encore à l'approche. "Il arrivera vers 18h30. Il aime arriver tôt", nous prédit Hervé Beroud, directeur général délégué d'Altice Media en charge de l'information et du sport, dans la vaste salle du Palais des congrès. Tout le contraire de Valérie Pecresse et d'Eric Zemmour qui, eux, avaient fait leur apparition à seulement 20h15. En attendant, Hervé Beroud a un oeil sur tout. Avec Marc-Olivier Fogiel, directeur de BFMTV et Céline Pigalle, il veille à la bonne tenue éditoriale de ce rendez-vous événement.
Ce troisième numéro a d'ailleurs été le plus difficile à préparer, avec pas moins de 700 appels passés dans la région pour tenter de trouver la vingtaine de Français volontaires pour poser une question au leader de La France insoumise. Un travail dévolu à Juliette Pelerin, productrice, qui s'arme à chaque fois de courage et de patience pour se rendre sur le terrain à la recherche de profils intéressants. La dynamique jeune femme défriche le terrain pour Ashley Chevalier, une des piliers de "La France dans les yeux", qui rencontre par la suite chacun des Français chargés d'interroger l'invité politique. "Ca fait trois semaines que je suis dans la région, à faire des allers-retours entre Paris et ici", détaille Juliette Pelerin. Qui constate : "Les thématiques changent en fonction de la ville. En Seine Saint-Denis, on avait beaucoup de questions sur la sécurité et l'immigration !".
Quelques minutes plus tard, pendant qu'un Jean-Luc Mélenchon fraîchement arrivé fait le tour du plateau. Il part vite s'enfermer en loge avec sa garde rapprochée pour ne plus en ressortir avant le début de l'émission. Les fameux Français passent, eux, à tour de rôle dans la minuscule loge maquillage improvisée derrière les vestiaires. Parmi eux, Fabrice, policier, qui a demandé l'accord de sa hiérarchie et de son syndicat pour participer à l'émission ou encore Philippe, militant CGT et Marianna, tout juste 26 ans, qui arbore fièrement une écharpe Miss Agricole 2022 grâce à laquelle elle représentera le monde rural pendant toute une année.
"Ca ne peut être qu'un plus de participer", estime Philippe, que sa femme, plus stressée que lui, ne lâche pas du regard. S'il a voté Mélenchon en 2017, il regrette de voir que le comportement du candidat à la présidentielle soit devenu "beaucoup plus agressif". "Il y a beaucoup de gens en accord avec son projet, mais pas avec sa personnalité". Marianna avoue de son côté s'être intéressée tardivement à l'élection présidentielle... après avoir été contactée pour participer à "La France dans les yeux". "J'ai demandé si le candidat connaissait les questions à l'avance, on m'a assuré que non", lâche-t-elle, à demi convaincue, mais visiblement impatiente à l'idée de pénétrer sur le plateau. Elle aussi tique sur le caractère de Jean-Luc Mélenchon, pour qui elle a pourtant voté en 2017. "Il faut un président qui ait du sang froid et je ne pense pas que ce soit son cas", estime la jeune femme.
En loges, Bruce Toussaint qui vient de faire les répétitions, se livre un peu, tout en regardant BFMTV et l'intervention exclusive de François Hollande sur le retrait français du Mali. "On se déplace ici pour que ces Français, qui sont un peu éloignés des plateaux télé, aient la parole. Cela permet de s'intéresser à la réalité de ce territoire. Ces villes-là sont rarement dans l'actualité", rappelle le présentateur.
Qui ne craint pas de recevoir un Jean-Luc Mélenchon précédé par sa réputation d'invité difficile. "Ce n'est ni un candidat, ni une personnalité comme les autres. C'est quelqu'un d'assez volcanique, qui peut s'emporter et avoir un discours passionné. Mais je trouve que depuis quelque temps, on a un autre Mélenchon. Ca fait longtemps que je le pratique (sourire). Aujourd'hui, il est plus coulant", assure Bruce Toussaint. Le journaliste de BFMTV se garde bien d'échanger avec son invité avant le coup d'envoi de l'émission : "Je n'aime pas ça. Je préfère être sur le plateau avec l'invité. C'est plus un rituel qu'autre chose. C'est ma façon à moi de rester concentré".
Il est temps pour lui de partir à quelques mètres de là, dans la salle où les Français se restaurent. L'occasion, passés 20h30, d'un briefing amical. "Essayez au maximum de faire abstraction de la télévision. Même pour moi, le dispositif est impressionnant", lance le journaliste face à une assemblée attentive. "Vous nous mettez la pression !", s'amuse un anonyme. "La pression, elle est sur moi !", lui répond sur le même ton Bruce Toussaint. Olivier Predhomme, le rédacteur en en chef en charge des opérations spéciales, annonce ensuite l'ordre de passage de chacun. "Nous allons commencer l'émission avec Ghislaine". La Ghislaine en question pâlit. "Jean-Luc Mélenchon ne sera pas encore énervé !", tente de la rassurer l'animateur de "La France dans les yeux". Il conseille à chacun de faire des interventions courtes. "Il se peut qu'à la fin, on supprime des questions", prévient-il.
Pendant que les Français finissent de se restaurer, Marc-Olivier Fogiel, patron de BFMTV, règle les derniers détails, téléphone portable vissé à la main. Celui qui se définit comme le "chef de gare" intervient dans l'oreillette de Bruce Toussaint et des autres journalistes. L'occasion de revenir avec lui sur le changement de présentation puisque Bruce Toussaint a succédé à Jean-Jacques Bourdin dès le deuxième numéro. Ce dernier est en effet visé par une plainte pour tentative d'"agression sexuelle" de son ex-collègue, Fanny Agostini.
N'aurait-il pas fallu demander à Jean-Jacques Bourdin de céder sa place dès la première de "La France dans les yeux", ce qui aurait permis d'éviter la mise au point voulue par Valérie Pecresse le 18 janvier dernier ? Marc-Olivier Fogiel n'est pas de cet avis : "Un simple article dans un journal ne justifie pas de sceller le sort d'un journaliste qui a 20 ans de maison. Cela aurait été une erreur. Le week-end où c'est sorti, il n'était pas empêché de faire son travail. C'est devenu un problème la semaine qui a suivi car Valérie Pecresse l'a interpellé. Ensuite, Yannick Jadot n'a plus voulu venir et d'autres menaçaient de ne pas venir non plus". La décision de retirer Jean-Jacques Bourdin de l'antenne ? "Ce n'était pas une décision liée à l'affaire. C'était une décision pragmatique face à l'impossibilité de conduire sereinement la campagne sur BFMTV".
A 20h55, Jean-Luc Mélenchon entre sous les applaudissements. A 21h, la machine est lancée. Les applaudissements reviendront à plusieurs reprises au cours de la soirée. A tel point que Bruce Toussaint se sentira obligé de faire une mise au point à 22h32 à l'antenne, face à un Jean-Luc Mélenchon ravi par tant de soutiens : "Les applaudissements, bon, hein...".
"On n'avait pas prévu les applaudissements. C'était un peu embêtant. Ca interrompait le rythme de l'émission", confie Philippe Corbé après l'émission. Céline Pigalle, directrice de la rédaction, mène sa petite enquête de son côté. D'où il ressort que si, sur le public composé de 150 personnes, 50 faisaient partie des Français sélectionnés par la chaîne qui a veillé à l'équilibre des différentes sensibilités, les autres étaient des individus qui se sont inscrits auprès de l'agence chargée de l'accueil du public. Et pour lesquels BFMTV ne vérifie pas s'il s'agit de militants ou de sympathisants. "Ca montre que La France insoumise est très organisée", constate Céline Pigalle.
Jean-Luc Mélenchon ayant tendance à parler beaucoup, le conducteur de l'émission a été bousculé et environ cinq questions n'ont pas pu être posées, provoquant frustrations, voire de la colère, parmi les Français qui n'ont pas eu la chance de s'exprimer. La dernière question devait porter sur la sympathie du leader de La France insoumise pour Vladimir Poutine. Elle a été remplacée par l'intervention de Philippe, militant CGT, sur le caractère compliqué du candidat à la présidentielle. Un échange qui a valu à Philippe des reproches à l'issue de l'émission de la part d'autres militants de son syndicat présents dans le public. Lesquels lui ont reproché de s'en être pris à Jean-Luc Mélenchon avant de lui signifier qu'ils ne lui adresseraient plus jamais la parole.
Parti de nouveau s'enfermer dans sa loge après l'émission, Jean-Luc Mélenchon y était encore à près d'une heure du matin lorsque Céline Pigalle a quitté le Palais des congrès de Digne. "La France dans les yeux" reviendra pour un prochain numéro à la fin du mois de mars avec Marine Le Pen dans le nord de la France. BFMTV, qui avait tablé sur cinq numéros maximum, espère également convaincre le futur candidat Emmanuel Macron d'y prendre part. "C'est un des formats qu'on lui soumettra", prévient Marc-Olivier Fogiel.