Trois mois après les attentats, l'enquête est toujours en cours. Mais un nouveau front judiciaire s'ouvre avec une plainte d'ex-otages de l'Hyper Cacher à Paris, Porte de Vincennes. Comme nous le révélions hier soir, plusieurs d'entre-eux ont ainsi décidé de porter plainte contre X pour "mise en danger de la vie d'autrui". Visée, la chaîne BFMTV, qui ce jour-là a révélé en direct sur son antenne à une reprise la présence d'une otage dans la chambre froide par la voix de Dominique Rizet, journaliste police-justice présent en plateau. puremedias.com a demandé à l'avocat des ex-otages, Maître Patrick Klugman, d'expliquer sa démarche.
Propos recueillis par Benjamin Meffre
puremedias.com : Pourquoi cette plainte et pourquoi trois mois après la prise d'otages ?
Patrick Klugman : Tout simplement parce que les faits sont avérés, c'est à dire qu'il y a bien la diffusion d'une information à la télévision qui a exposé certaines personnes à un danger de mort. Les faits sont donc constitués et les personnes ont été absolument traumatisées d'apprendre quasiment en temps réel que la diffusion avait eu lieu, donc qu'ils devenaient des proies instantanément. Pourquoi trois mois après ? Parce qu'on voulait se garder d'une réaction à chaud. Il s'agissait aussi de ne pas être dans les méandres des circonvolutions médiatiques des chaînes en cause, de BFM en l'occurrence, qui faisait encore jusqu'à la semaine dernière son autopromotion sur la manière extraordinaire dont ils avaient géré tout cela.
Combien de plaintes ont précisément été déposées dans cette affaire ?
Une plainte a été déposée. Par moi en tout cas. Les autres, je n'en sais rien. Il y a six personnes qui étaient des otages, dont l'existence était ignorée par Amedy Coulibaly et qui aurait pu être révélée par la diffusion de cette information.
Pourquoi attaquer contre X puisque BFMTV est visée ? Pour savoir qui est responsable dans la chaîne ?
Exactement. Pour que l'enquête permette de déterminer exactement la chaîne de commandement de l'information et de la responsabilité. Si au cours d'une enquête étaient révélés des faits analogues chez d'autres médias, évidemment nous élargirions les poursuites à ce moment-là.
Vous avez déposé votre plainte le 27 mars, soit au lendemain de la reconnaissance par Hervé Béroud (le directeur de l'information de BFMTV, ndlr) d'une "erreur". Est-ce une coïncidence ?
Vous semblez faire grand cas des déclarations de Monsieur Béroud. Ce n'est pas mon cas. Moi je l'ai déposée simplement parce que j'attendais un constat d'huissier depuis quelques jours. Je ne l'ai finalement eu que la veille du jour où j'ai déposé la plainte. Moi, je ne suis pas tributaire des déclarations dans un sens ou dans un autre de Monsieur Béroud ou de n'importe qui d'autres.
Pour se défendre, BFMTV a affirmé que le terroriste ne pouvait se diriger vers la chambre froide sans être abattu par le RAID et qu'il n'y avait donc pas de mise en danger des otages. Est-ce recevable ?
La chaîne se défend comme elle peut et très mal. Cette information est fausse, absolument invérifiable au moment où ils la sortent, par nature dangereuse et, enfin, par nature illégale parce que bien entendu, la seule personne qui est autorisée à communiquer sur une affaire pendant qu'elle se déroule, c'est le procureur de la République. Leur version est en outre fermement démentie par le RAID.
Je pense qu'il s'agit d'une défense piteuse, maladroite, qui n'arrange rien à la réalité de ce qu'ils ont fait. Puisqu'il va y avoir une enquête, Monsieur Béroud pourra faire citer éventuellement sous X sa source qui, j'en suis sûr, viendra corroborer ce qu'ils ont dit. Mais je suis certain du contraire.
Compte tenu du contexte exceptionnel et du fait que l'information n'a été donnée qu'une seule fois, ne trouvez-vous aucune circonstance atténuante à la chaîne ?
Vous savez, les circonstances atténuantes, c'est devant la cour d'assises. Moi, je dis juste que pendant les faits, ils ont commis une faute qui est un délit et qu'après les faits, ils ont eu une stratégie de communication et d'autojustification qui a largement renforcé les parties civiles à vouloir porter plainte.
Je pense aussi qu'on a besoin d'un cadre juridique clair. Ce cadre de "mise en danger de la vie d'autrui" est évident mais on a besoin, sur la question des médias et des chaînes d'info, d'une jurisprudence. Peut-être qu'on l'aura grâce à cette affaire. Elle éviterait en tout cas que lors d'une prochaine affaire dramatique, l'action inappropriée d'une chaîne d'info en continu ne vienne à causer une erreur fatale.
Pour que le délit de mise en danger délibérée de la vie d'autrui soit constitué, le ministère public doit notamment apporter la preuve de l'existence d'une obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement. La loi n'impose pas de telles obligations aux journalistes. Dans ces conditions, comment espérez-vous obtenir gain de cause ?
C'est formidable parce que quand je vous parle, j'ai l'impression de parler à BFM. C'est bien, ça permet une discussion contradictoire...
C'est le but d'une interview...
Oui. Ecoutez, il me semble qu'ils ont violé une obligation qu'ils ne peuvent pas méconnaître. C'est tout simplement l'article 1er de la loi de 1986 qui organise les médias audiovisuels. Elle dispose que la liberté d'expression ne peut s'affranchir du respect de la dignité de la personne humaine et de l'obligation de ne pas troubler l'ordre public.
C'est ce fondement juridique que vous invoquez ?
Oui.
Plusieurs juristes, dont Maître Eolas sur Twitter, ont mis en doute la recevabilité de votre plainte en affirmant que le délit n'était pas constitué.
J'adore Eolas, "L'enquête, l'instruction et le jugement : 140 signes". Je trouve que ça ne fait pas honneur au travail du juriste. Parce que moi, j'ai pris plus que 140 signes pour faire ma plainte et j'ai un peu réfléchi à la question. Ce n'est pas parce que la jurisprudence sur les chaînes d'info n'existe pas que le cadre juridique n'existe pas.
Je vais vous dire mieux : tout le monde a été choqué et révolté par l'attitude des médias. Tout le monde ! Il y a un extrême dangereux. C'est quand une action socialement répréhensible ne trouve aucune réponse juridique ou judiciaire. Je pense que d'invoquer la règle qui organise les médias audiovisuels permet de clore ce débat car c'est une règle que le média ne peut ignorer.
Concernant la couverture des attentats, le CSA a sanctionné de nombreux médias en leur reprochant par exemple d'avoir évoqué en direct l'assaut à Dammartin-en-Goële alors que la prise d'otage à Porte de Vincennes était toujours en cours. Si on suit votre logique, de nombreux médias ont alors mis en danger la vie d'autrui ?
C'est vrai. Mais moi qui ne suis avocat que de mes clients, je voulais qu'il y ait un lien de causalité extrêmement clair entre la diffusion de l'information et la situation de mes clients. Et là en l'occurrence, le lien n'est pas contestable. Mais qu'on m'explique que quand Dominique Rizet dit ça à 14h58, il n'a pas exposé la vie de mes clients. Franchement, ça sera difficile de convaincre.
Lors de ces attentats, pensez-vous que les médias ont globalement mal fait leur travail ?
Je ne peux pas porter de jugement global. Je pense qu'il y a des médias qui ont fait un travail admirable et d'autres qui ont fait un travail détestable. Je vais même vous dire mieux, BFM a fait les deux. Ils ont parfois fait un travail très intéressant. Par exemple, quand Ruth Elkrief donne après la parole à un ex-otage que l'on n'a pas beaucoup vu et entendu, c'était extrêmement intéressant et pas voyeuriste. Mais le meilleur n'exclut pas le pire ni ne l'excuse.