Où en est la télévision et à quoi ressemblera-t-elle demain ? C'est à ces deux questions qu'a décidé de réfléchir Bruno Patino, actuel directeur éditorial d'Arte. Dans son dernier livre intitulé "Télévisions" (Ed. Grasset), l'ex-patron du numérique et de la stratégie de France Télévisions s'interroge sur ce monde télévisuel en plein bouleversement sous la poussée conjuguée de nouvelles technologies, de nouveaux usages et de nouveaux acteurs.
Pour mener à bien sa réflexion, Bruno Patino s'appuie notamment sur son expérience de deux ans à la tête des programmes de France Télévisions. Un poste d'observation sans équivalent qui lui permet notamment de dresser de savoureux portraits de plusieurs figures du PAF incarnant une certaine forme de télévision. Ce livre est aussi pour Bruno Patino l'occasion de revenir sur l'échec de "Jusqu'ici tout va bien" et surtout sur le ramdam médiatique que ce dernier avait provoqué. puremedias.com est parti à sa rencontre.
Propos recueillis par Benjamin Meffre.
puremedias.com : Vous fondez votre livre sur un constat : la télévision meurt en triomphant. Pouvez-vous nous expliquer ce paradoxe ?
Bruno Patino : C'est un paradoxe simple. Autrefois, les images animées étaient rares. Elles étaient limitées au poste de télévision et au cinéma. La télévision a triomphé dans le sens où les images animées sont partout, y compris les programmes de télévision. Mais, en même temps, ces images animées ne sont plus limitées au poste de télévision. Elles ne sont plus rares et n'ont plus la capacité de rassembler les gens tout le temps dans un endoit. C'est donc un triomphe paradoxal. La télévision est partout mais le poste de télévision a perdu de son statut, de sa majesté.
On est passé selon vous d'une aristocratie télévisuelle nationale constituée de quelques chaînes à une démocratie télévisuelle mondiale peuplée de centaines de médias ?
En fait, on est dans un moment très intéressant de superposition de la télévision que l'on a toujours connue, la télévision linéaire classique, et de nouveaux modèles non-linéaires comme Netflix, Amazon et d'autres.
La télévision "à l'ancienne" est-elle condamnée à disparaître ?
Non, je ne suis pas aussi définitif que cela. Je ne fais pas mienne la prophétie du patron de Netflix, Reed Hastings, selon laquelle la télé linéaire est morte même si je crois beaucoup aux nouveaux modèles. Ce que j'essaye de montrer dans mon livre, c'est que si elle a perdu son monopole, la télévision dispose encore d'atouts comme sa capacité à rassembler lors des grands évènements ou sa capacité à accompagner les gens au quotidien, ce que j'appelle la "télévision d'accompagnement". La télévision a été faite par les hommes, elle est en train d'être conquise par les systèmes. On est dans le moment où il y a et les hommes, et les systèmes. Je ne dis pas pour autant que les systèmes vont broyer les hommes.
Cette cohabitation est donc partie pour durer selon vous ?
Evidemment, les modèles économiques se fragilisent les uns les autres. Le modèle économique de la chaîne linéaire financée par la publicité est extraordinairement fragilisé. Mais moi, dans ce livre, je m'intéresse surtout à la réception de ces changements par les gens comme vous et moi. Les téléspectateurs, utilisateurs ont, grâce aux bouleversements actuels, une palette de choix comportementaux extraordinaire ! Ils ont le choix entre une télévision classique, Netflix, les séries faites pour YouTube, regarder des programmes sur leur smartphone, leur tablette etc. Je n'ai pas l'impression qu'ils aient envie de réduire cette palette, ce champ de choix qui va bien au-delà de ce qu'a été la télé autrefois. Après, est-ce que l'économie va permettre à tous ces choix de survivre, c'est une autre question.
La mesure d'audience traditionnelle n'a plus de sens selon vous. Pourquoi ?
L'audience linéaire telle qu'elle est mesurée aujourd'hui est fondée sur la rareté : quand on regarde une chaîne, on n'en regarde pas une autre. Or, on a basculé dans un univers de profusion où les images sont partout. Bien que je ne veuille pas jeter la mesure d'audience traditionnelle aux orties, je pense qu'elle va devoir prendre en compte à terme l'effet qu'un programme a sur les téléspectateurs, son impact. De nombreuses personnes, au MIT notamment, cherchent actuellement à mesurer cet impact, à savoir à quel moment vous avez changé l'état d'esprit de votre téléspectateur, ses idées, son humeur, voire ses actions. Je pense d'ailleurs que cette mesure de l'impact ne sera pas limitée qu'à la télévision mais s'étendra à d'autres médias, comme la presse notamment.
Selon Bruno Patino, à quoi ressemblera la télévision en 2030 ?
Je n'en sais strictement rien (rires). Plus sérieusement, on peut imaginer qu'en 2030, au moins la moitié du temps passé devant le téléviseur le sera pour des programmes non-linéaires. Je pense qu'on ne reviendra d'ailleurs pas en arrière dans ce domaine. Il y a un tel confort d'utilisation que cela sera irréversible. Quand on a goûté au téléphone mobile, personne ne revient au téléphone fixe. Mais attention ! Selon moi, on ne peut pas dire qu'il y aura d'un côté des programmes de flux consommés en linéaire et des programmes de stock consommés en non-linéaire. Ce n'est pas aussi simple ! Je suis par exemple très marqué par la très forte audience du cinéma en linéaire et notamment concernant les films qu'on a déjà vus et qu'on prend plaisir à reregarder de manière traditionnelle.
En 2030, on aura aussi sans doute de plus en plus de programmes dits immersifs. La télé 3D a pour l'instant échoué car elle requiert des équipements, des lunettes ou des casques, qui empêchent de faire autre chose en même temps. Mais aujourd'hui, quand vous contactez les constructeurs, ils vous disent clairement tous que la 3D sans lunettes est une question d'années. Quand vous aurez de la 3D sans lunettes, il n'y a aucune raison que vous ne basculiez pas dans une télévision immersive.
Septembre 2014 : Le "diable" Netflix arrive en France pour renverser la table. Deux ans plus tard, nombreux sont ceux qui disent que Netflix n'a rien renversé du tout. Partagez-vous cette analyse ?
Non, pas du tout. Selon moi, ça n'a pas d'importance de savoir si c'est Netflix, Amazon, CanalPlay, ou Pluzz... Ce qui renverse la table, ce n'est pas l'identité de l'acteur.
C'est l'usage qu'il installe ?
Exactement ! Et on ne peut pas lutter contre un usage. On ne peut que l'accompagner. Que ce soit Netflix, Amazon ou un autre, c'est certes important pour l'analyse du secteur et des acteurs. Mais du point de vue de la société, de ce que ça veut dire pour la télévision, ça n'a pas d'importance. Quelque chose a changé ! Que celui qui a révolutionné l'usage soit in fine le gagnant du match ou se fasse manger par un autre acteur plus puissant, c'est un roman économique certes intéressant et important. Mais il n'empêche que la télévision est bouleversée à tout jamais !
Dans votre livre, vous brossez le portrait de seulement quelques animateurs que vous avez croisés : Michel Drucker, Patrick Sébastien, Laurent Ruquier, Frédéric Taddéï et Thierry Ardisson. Pourquoi eux et seulement eux ? Parce qu'ils incarnent chacun une forme de télévision ?
Exactement. La télévision est faite par des hommes et des femmes. Il faut donc les raconter. Mon but n'est pas de raconter leurs secrets, de faire des révélations. Je voulais juste porter un regard distancié sur eux mais dans les deux sens : regarder ces gens peu communs mais aussi voir ce qu'ils signifient sur la télé. Vous avez donc des modèles. Michel Drucker incarne selon moi la télé d'accompagnement à laquelle je rends hommage car c'est l'une des plus dures à faire. Patrick Sébastien, c'est celle du cirque au sens de la piste aux étoiles. Thierry Ardisson, c'est la télé de la transgression. Frédéric Taddéi, celle de l'agora qui peut d'ailleurs parfois virer à l'arena.
Laurent Ruquier, c'est la télévision conversationnelle, celle qui cherche à créer la conversation à la machine à café toute la semaine, jusqu'à l'émission suivante. C'est une émission qui est faite pour qu'on en parle. C'est d'ailleurs pour cette raison que l'émission de Thierry Ardisson programmée avant celle de Ruquier s'appelait "Tout le monde en parle". Il avait tout à fait compris le but de l'émission. "On n'est pas couché" a en plus pris un véritable envol avec le numérique et les réseaux sociaux.
Michel Drucker, c'est la télé d'accompagnement. Patrick Sébastien, la télé du cirque, Laurent Ruquier, la télévision conversationnelle de l'ère numérique, Frédéric Taddeï celle de l'agora et Thierry Ardisson celle de la transgression : leur enfant illégitime à tous ne s'appelle-t-il pas Cyril Hanouna ?
Comment vous dire... C'est votre analyse... D'abord, on peut avoir toute sorte d'enfant (rires). La paternité ou la maternité est un exercice toujours rempli d'imprévus (rires). Non, c'est une analyse intéressante... Je n'y avais pas pensé... Cyril Hanouna, il y a tout ça, c'est vrai.
Parlons de culture à la télévision. "Aujourd'hui, les émissions culturelles rassemblent un public conquis d'avance", écrivez-vous dans votre livre. Bien souvent, elles oublient même d'en rassembler un, tout court, comme l'ont montré récemment certaines émissions de Frédéric Taddéï ou de Nicolas Demorand sur France 3. Le divertissement a-t-il ou va-t-il tout balayer sur son passage à la télévision ?
Ce sont deux points très importants. La pente naturelle de la télévision est de tout basculer dans le divertissement ou plutôt l'hyperdivertissement. Si on suit cette pente, on va avoir de plus en plus un hyperdivertissement caricatural, qui devient le grand n'importe quoi. Mais cette pente n'est pas le seul chemin. Faire de la télé, c'est aussi lui résister et tenter de donner un sens. Je pense qu'il faut des émissions culturelles. C'est très important ! Mais faire ces émissions-là ne permet selon moi pas de faire rentrer des pratiques culturelles chez des gens qui ne les ont pas forcément.
C'est comme quand vous rendez gratuit le musée. Cela permet souvent d'augmenter la fréquence des visites des personnes qui venaient déjà au musée, pas d'en attirer de nouvelles. En télévision, il faut donc faire entrer la culture par effraction dans d'autres types d'émissions. Selon moi, c'est aussi important de mettre du livre dans des émission de jeux ou d'accompagnement que de faire une émission littéraire. Je ne dis pas de faire ou l'un ou l'autre, mais bien de faire les deux car vous ne vous adressez pas à la même personne.
Vous revenez aussi dans votre livre sur l'échec de "Jusqu'ici tout va bien" sur France 2. A qui la faute ?
Au final, un échec revient toujours à celui qui a pris la décision. C'est donc la faute du patron de France 2 de l'époque et du patron des programmes à l'époque, c'est à dire moi. Je prends toute ma part de cet échec. Mais ce qui m'a intéressé dans le livre, ce n'est pas ça car dans toute activité éditoriale, vous avez des échecs ou alors, vous ne lancez rien. Vous avez deux chances sur trois d'échouer quand vous lancez une nouvelle émission en télévision. C'est comme ça. Moi ce qui m'a intéressé, c'est donc davantage de savoir pourquoi cet échec avait pris une telle ampleur. Quand vous regardez l'émission a posteriori, elle n'est pas réussie, certes, mais elle n'est pas indigne. Et pourtant, l'écho a été énorme.
Pourquoi une telle ampleur alors ?
J'ai deux explications a posteriori. On va dire qu'une certaine frange s'est mobilisée contre la personne de Sophia Aram avant même qu'elle n'apparaisse sur les écrans. Il y a eu des relais médiatiques que je trouve un peu regrettables. Avant même que l'émission n'existe, les braises avaient été attisées par une certaine frange de la population et sur des termes qui tenaient à ce que représentait à leurs yeux Sophia Aram, qui est quelqu'un de totalement estimable et talentueuse. Si on évacue ça, l'autre conviction que j'ai, c'est que dans le cirque médiatique d'aujourd'hui, on est soit victime, soit sniper. Et Sophia, on ne lui avait certainement pas demandé d'être sniper. Et elle s'est donc retrouvée du côté des victimes. Il y a une forte violence je pense contre les nouveaux visages qui veulent s'inviter dans des chaînes de télévision. Vous avez un jeu de massacre pour dézinguer ceux qui ont l'air de monter. C'est d'ailleurs pour ça que les animateurs star sont souvent là depuis longtemps.
Comment analysez-vous l'échec actuel de "Actuality", une émission du même genre programmé dans la même case ?
Je me suis fixé comme discipline de ne jamais commenter l'action de mes successeurs. Ca serait trop facile. On peut parler de ses propres réussites ou échecs mais on ne s'érige pas en juge ou évaluateur de ce que font vos collègues. La seule chose que je peux dire sur "AcTualiTy", c'est qu'il n'y a pas eu d'attaques ad hominem contre Thomas Thouroude contrairement à ce que Sophia a pu connaître. Je vous laisse juge de cette différence étonnante. Si j'en parle, ce n'est évidemment pas pour parler d'"AcTualiTy" mais pour parler de ce qu'on a pu découvrir d'une toute petite partie du pays, très active, quand vous mettez quelqu'un comme Sophia à l'antenne.
Pourquoi ne pas vous être présenté à la présidence de FTV en 2015 ? Par loyauté à l'égard de Rémy Pflimlin ?
C'était inconcevable. Je faisais partie de l'équipe de Rémy. La question ne s'est jamais posée.
Un rapport de la Cour des comptes très critique contre la gestion de Rémy Pflimlin a été publié lundi. Quelle est votre réaction ?
Je pense que Rémy Pflimlin a très bien dit dans "Le Monde" ce qu'il fallait en dire. Je n'ai rien à ajouter.
On parlait de Sophia Aram tout à l'heure. Vous évoquez à un moment les "narcisses brisés", nom que vous donnez dans votre livre à ces animateurs sur le retour qui font le siège de votre bureau pour tenter d'obtenir à tout prix une émission. Pourquoi la télévision porte-t-elle une telle dimension de violence ?
J'ai trois explications. La première, c'est que la télévision n'a pas de code culturel commun. En radio et dans la presse, ce n'est pas le monde des bisounours mais ces codes existent. En télé, c'est ça qui est extraordinaire, c'est que vous avez des gens venant de partout : surdiplômés, non-diplômés, autodidactes, commerçants, artistes, créateurs, publicitaires, intellectuels. Chacun vient avec sa propre culture. C'est ce mélange étonnant qui fait que vous ne savez jamais à quel jeu vous jouez. Parfois, ça ressemble ainsi plus à l'état de nature qu'à l'état de culture. Et par ailleurs, il y a l'argent et la charge narcissique. La télé est une industrie qui mobilise des sommes d'argent non-nulles. Elle apporte aussi une exposition narcissique étonnante. Tout cela explique qu'on n'est pas dans un univers totalement banal.
Diriez-vous que la télé est un monde de fous ?
Je dirais que c'est un univers où, pour durer, il ne faut pas être tout à fait comme les autres.
l "Télévisions" de Bruno Patino (Grasset), 18 euros