"L'effet procès-bâillon pour faire taire les journalistes est atteint", a réagi hier le journal d'investigation en ligne, "Reflets", à la décision du juge des référés du tribunal de commerce de Nanterre dans le litige qui l'opposait au groupe Altice. Dirigé par Patrick Drahi, ce dernier a, en effet, poursuivi Rebuild.sh (la société qui édite "Reflets") pour avoir publié, en septembre dernier, trois articles exploitant des données volées à Altice par des pirates informatiques, et qui évoquaient le train de vie de Patrick Drahi, notamment ses déplacements en jet privé.
En réponse, Altice avait alors saisi le tribunal de commerce de Nanterre en référé, demandant le retrait de ces publications. L'audience a eu lieu le 27 septembre. "Altice et son président Patrick Drahi étaient passablement énervés par nos articles qui détaillent les montages financiers, les dépenses colossales, l'optimisation fiscale à outrance, révélés dans des documents publiés sur Internet par le groupe de ransomware Hive", a raconté "Reflets" sur son site.
Dans son ordonnance, rendue publique hier, le tribunal juge que la suppression des articles déjà parus n'est pas justifiée, car "Reflets" n'est pas l'auteur du piratage. "Le site reflets.info s'est contenté de relater le piratage et le rançonnage du groupe Altice et de publier à cet égard des articles de presse évoquant cet acte de piraterie et la nature des informations piratées", est-il indiqué. Le tribunal écarte donc le "trouble manifestement illicite", motif qui aurait pu justifier leur suppression.
En revanche, la justice interdit à "Reflets" de publier de nouveaux articles basés sur ces informations piratées. Pour le tribunal de Nanterre, "si une violation évidente du secret des affaires n'est pas justifiée à ce stade, il n'en demeure pas moins que Rebuild.sh a manifesté son intention de poursuivre la publication sur son site des informations nouvelles que le groupe Hive pourrait rendre publiques. Cette volonté affirmée de poursuivre les publications d'informations obtenues frauduleusement par un tiers, fait peser une menace sur les sociétés du groupe Altice face à l'incertitude du contenu des parutions à venir qui pourraient révéler des informations relevant du secret des affaires. Cette menace peut être qualifiée de dommage imminent".
Autrement dit, la justice interdit la publication de futurs articles de reflets.info basés sur les données piratées, sans même savoir si les informations qu'ils contiendront tomberont sous le coup de la loi du 30 juillet 2018 relative à la protection du secret des affaires.
À l'audience, relate l'AFP, "Reflets" avait fait valoir que ces informations relevaient d'un "débat d'intérêt général" et de la "liberté d'informer". "Il ne relève pas de la compétence du président du tribunal de commerce statuant en référé de se prononcer sur une éventuelle atteinte à la liberté d'expression qui nécessite ici un débat de fond", a répliqué le tribunal.
Une "décision au très intense parfum de censure légale (...) plus qu'étrange. Ce qui laisse présager des futures et potentielles entraves à l'encontre de l'ensemble de la presse", juge le site spécialisé. Et de poursuivre : "Nous ne sommes pas censurés sur le passé... mais sur l'avenir !", déplore encore reflets.info, qui fustige dans un tweet un "procès bâillon façon 'Minority Report'".
Le Syndicat de la presse indépendante d'information en ligne (Spiil), dans un communiqué, ne dit pas autre chose : "La décision du tribunal de commerce instaure de fait une censure en interdisant à un éditeur de presse de publier de nouveaux articles. Cette situation ne fait que confirmer les craintes exprimées par le Spiil depuis 2018 concernant le fait que la loi sur le secret des affaires permette à des entreprises d'interdire à des médias de publier des informations en s'appuyant sur le droit commercial. Le Spiil demande à nouveau au législateur de veiller à ce que le droit d'informer et la liberté de la presse priment sur le secret des affaires".
De son côté, Reporters sans frontières (RSF) "dénonce une décision qui entérine le contournement du droit de la presse".
Notons enfin que le tribunal de commerce de Nanterre condamne également la société éditrice de "Reflets" à verser aux trois sociétés plaignantes (Altice France, Altice Group et Valais Management Services, le bureau de gestion de patrimoine de la famille Drahi) 1.500 euros chacune de frais de justice, soit 4.500 euros. "Nous allons faire appel. Pour nous-mêmes, mais aussi pour toute la profession", a annoncé le journal sur Twitter.