Sa dernière apparition régulière dans une émission de télévision remontait à près de quatre ans. Elle avait refermé aux côtés d'Eric Naulleau sur Paris Première la longue histoire de "Ça balance à Paris". Comme Yves Thréard et Daphné Roulier, Mazarine Pingeot-Mitterrand mènera elle aussi, à compter de ce dimanche 5 février à 23h, de "Grands entretiens" pour LCP. La philosophe de formation revient ainsi à ses premières amours et interrogera ses invités, à raison de deux par soirée, autour de la philosophie du vivant.
Patrice Maniglier, philosophe et maître de conférences en philosophie à l'Université Paris-Nanterre, et Jocelyne Porcher, sociologue à l'institut national de la recherche agronomique (Inra), inaugurent le programme ce dimanche. Dans un "grand entretien", réalisé le mardi 17 janvier 2023 dans un café du XIe arrondissement de Paris, Mazarine Pingeot-Mitterrand, par le passé chroniqueuse sur Europe 1 ou France Culture, éclaire puremedias.com sur ce vaste thème de la philosophie du vivant et s'interroge sur l'état du débat à la télévision et dans l'espace public en France.
Propos recueillis par Ludovic Galtier
puremedias.com : Pourquoi avoir accepté d'incarner "Les grands entretiens" de LCP ?
Mazarine Pingeot-Mitterrand : J'ai été invitée il y a quelque temps à répondre aux questions d'Yves Thréard. À l'issue de cet entretien, Bertrand Delais (PDG de LCP, ndlr) m'a dit qu'il souhaitait ouvrir ces entretiens à des questions littéraires ou philosophiques. C'était quelque chose qui pouvait m'intéresser. Donner à la philosophie une visibilité plus importante est un combat que je mène depuis longtemps et je n'y étais encore jamais parvenue dans les médias. Je suis donc très contente de pouvoir essayer de traiter cette matière à la télé.
L'émission traitera en effet de philosophie et plus précisément de la philosophie du vivant...
L'idée n'est pas de rester dans un discours hermétique, technique, philosophique, un peu "chiant". L'idée, c'est vraiment de traduire ce discours pour qu'il soit audible par le plus grand nombre. Tout en gardant une vraie exigence de pensée. Il s'agit de demander à des philosophes ce qu'ils pensent de la crise climatique, comment il est possible de la penser et de réfléchir à des solutions. En somme, je demande à des philosophes de questionner le monde contemporain.
"Faire découvrir de nouvelles pensées était important pour moi"
Le plus concrètement possible, sur quels angles les questions porteront-elles ?
Cela dépend un peu de la philosophie propre de chacun. Je m'inscris quand même dans leur courant de pensée et vais leur poser des questions en lien avec des thèmes qu'ils ont eux-mêmes travaillés. Corine Pelluchon ou Jocelyne Porcher, par exemple, se sont beaucoup intéressées à la question du vivant à travers la question animale. Qui dit question animale dit aussi économie et écologie.
Sophie Nordmann et Olivier Rey, eux, se sont davantage questionnés sur la notion de modernité. Pourquoi l'être humain a changé son rapport à la nature alors que dans l'Antiquité, il se représentait comme faisant partie d'un tout. Que s'est-il passé avec la science moderne, qui promettait un progrès pour l'humanité en matière de confort, de bonheur ? Pourquoi cette promesse s'est-elle retournée contre elle ? Le but est de toucher du doigt des réponses mais surtout d'analyser les différents sujets de manière globale.
Comment les invités ont-ils été choisis ?
Evidemment, ils ont tous un lien avec la question du vivant. Je lis beaucoup ce qui sort régulièrement pour dénicher les pensées originales par rapport à cette question. Je voulais éviter les philosophes de plateaux. J'ai préféré me tourner le plus souvent vers des jeunes. Mais donner la parole à des gens que l'on entend assez peu, faire découvrir de nouvelles pensées, était important pour moi.
Ces entretiens durent 25 à 30 minutes. Avez-vous eu des difficultés à borner ces échanges avec votre invité en sachant que le temps vous était compté ?
La question du temps est toujours compliquée en interview. Mais je trouve que c'est un bon format. En 26 minutes, on a quand même le temps d'approfondir une question. Puis, 26 minutes, cela reste supportable pour un auditeur de plus en plus habitué à du court. Donc c'est un bon compromis.
"Ces 'Grands entretiens' ont une vocation patrimoniale"
Le décor de ces entretiens est on ne peut plus simpliste. Vous entrez vous même tout de suite dans le vif du sujet avec chacun de vos invités. Ne pas s'incommoder de scénarisation, qui est dans l'essence même de la télévision, est volontaire ?
La charte esthétique me précède. "Les grands entretiens" menés par Daphné Roulier ou Yves Thréard sont réalisés de la même manière. Personnellement, je la trouve assez classe, l'image est belle. Ce plateau tout noir duquel ne ressortent que les visages est beau. Après oui, c'est assez radical (rires).
Ce décor a au moins le mérite d'aider les téléspectateurs à se concentrer sur le raisonnement développé par l'invité...
Oui, c'est à la fois très intimiste et donne une densité à la parole. Ces 'Grands entretiens' ont aussi une vocation intemporelle et patrimoniale, c'est-à-dire constituer une forme de bibliothèque à laquelle on pourra se référer plus tard. La question du choix des invités est, de ce point de vue là, intéressante. Elle n'est pas reliée à une promotion ou à une actualité.
Ne craignez-vous pas, à l'inverse, de faire fuir une grande partie du public avec cette configuration austère ?
LCP est constituée d'un public curieux. Il ne faut pas avoir peur de l'exigence et mépriser son public. Il y a des gens qui aiment les choses un peu radicales. Sinon, il est facile de trouver des choses peu exigeantes, il y en a partout.
"La philosophie ne doit pas être réservée à une élite"
La philosophie est-elle nécessairement réservée à une élite ?
Non, elle ne doit pas l'être ! D'abord, les philosophes ne sont pas des élites, ce sont des professeurs donc plutôt précarisés aujourd'hui à l'heure de la crise de l'Education nationale et de la fonction publique en général. Elite intellectuelle peut-être mais pas élite économique. A côté de cela, j'entends un désir de sens, de philosophie. Un dialogue sur les enjeux contemporains est un bon point d'entrée.
Qu'est ce que vous souhaiteriez que l'on retienne de cette émission ?
Si cela amène à réfléchir, je trouverai déjà cela énorme. Pour moi, le rôle le plus important de la philosophie dans la société consiste à développer l'esprit critique. Je trouve que l'on en manque, que l'on épouse des préjugés sans recul, sans réflexion. Si le fait de voir plusieurs penseurs qui s'interrogent peut susciter une mise en retrait du téléspectateur par rapport à ses croyances, ce serait déjà salutaire.
Pas trop déçue par la case horaire ?
Non, d'abord il y a des gens qui se couchent tard. Puis, ce sont des émissions qui ont une vie prolongée avec le replay. Moi-même, je ne la regarderai pas le dimanche soir à 23h.
Avez-vous un objectif d'audience fixé par la chaîne ?
Pas que je sache (sourire). Je pense que c'est une niche dans laquelle peuvent se retrouver un certain nombre de personnes. Sur les audiences, je ne peux rien faire. Advienne que pourra.
Au-delà du vivant, d'autres thématiques pourraient-elles être abordées ?
J'aimerais bien faire des émissions de philosophie politique, qui permettraient par exemple de réfléchir à la manière de penser aujourd'hui la crise de la démocratie, la crise de la représentation. J'aimerais bien que la philosophie s'empare de ces questions ou des grandes questions de société comme l'euthanasie.
"Le débat ne peut plus être garanti aujourd'hui par l'économie de la télévision"
Lors de la conférence de presse de présentation de la grille de LCP en 2023, vous citiez comme référence "Bouillon de culture". Souhaitez-vous inscrire vos pas dans ceux de Bernard Pivot ?
Je ne me permettrais pas de me comparer (rires). Bernard Pivot est un homme de télé extrêmement doué. Je ne me définis absolument pas comme une personnalité de la télé. En revanche, ce que je comparais c'était les époques. Bernard Pivot a évolué dans une époque où l'on pouvait inviter le philosophe Michel Foucault en prime time. Je trouve ça dingue ! C'était aussi une époque où les sciences humaines rencontraient un succès hallucinant en librairie. Aujourd'hui, c'est "walou" !
Le débat à la télévision a donc perdu en qualité...
Oui, je trouve ! Je ne peux pas avoir une analyse approfondie de la chose parce que je ne suis pas une grande utilisatrice de la télévision. Pour autant, je ne le suis pas non plus parce que le débat est en berne à la télévision en France. Le problème du débat est structurel : pour ne pas être réduit au clash, le débat a besoin d'un temps minimal. Et ce temps minimal ne peut plus être garanti aujourd'hui par l'économie de la télé. Il ne s'agit pas dire que ce sont de méchantes personnes qui ne veulent plus de débat, c'est structurel. Pour garantir de bonnes conditions à un débat, il faut du temps, de l'espace et une qualité des débateurs : cela fait beaucoup de conditions pour des émissions qui ont besoin de rentabilité. C'est un vrai problème politique là pour le coup !
Est-ce à dire que la réaction et l'émotion ont définitivement supplanté la réflexion à la télévision ?
Dans l'espace public, oui ! L'émotion est favorisée parce qu'elle est plus séduisante que l'installation d'une pensée complexe qui prend du temps. Puis, l'émotion est plus facile, plus marrante, elle crée du buzz et elle rallie plus facilement. Même l'engagement politique aujourd'hui, il est plus affectif que réfléchi. Les réseaux sociaux y participent. Politiquement, c'est dangereux.
"Cyril Hanouna incarne le populisme dans toute sa splendeur"
Dans la liste d'émissions basées sur l'émotion et le buzz, il y a "Touche pas à mon poste !". Son animateur, Cyril Hanouna, sans contradiction aucune, a déclaré le 16 janvier dernier souhaiter la privatisation de l'audiovisuel public. Qu'est-ce que vous inspire cette déclaration ?
On peut d'abord se demander quelle est la légitimité de cette parole. Aujourd'hui, on voit qu'il y a des paroles sans légitimité qui ont du pouvoir. Cela pose un problème d'autant plus que l'on parle là d'un pouvoir dément.
C'est-à-dire ?
Cyril Hanouna a un pouvoir dément dans le sens où ce qu'il dit a malheureusement beaucoup d'impact. Il a les moyens de le diffuser aussi tout simplement : il a une chaîne entre ses mains (C8, ndlr). Le résultat de ce qu'il propose, à savoir la privatisation des chaînes, c'est exactement ce qu'il est. Une chaîne avec toujours plus d''entertainment' (divertissement, ndlr) et entraînée dans une course aux profits. La course aux profits fait que la parole n'est plus indexée ni à la vérité ni à la vérification des faits mais au buzz. Pour que quelque chose marche, on va jouer sur l'émotion et le clash. Le fact-checking, qui est peut-être moins sexy, va passer à la trappe. Donc c'est ultra dangereux : bien sûr qu'il faut préserver le service public.
Qu'incarne Cyril Hanouna à vos yeux ?
Je pense qu'il incarne le populisme dans toute sa splendeur et qui est quand même propre aussi à notre époque.
"Je n'ai pas l'impression d'avoir des choses à dire sur tout"
Cette arrivée sur LCP vous donne-t-elle envie d'une plus grande exposition dans les années à venir ?
Pour l'instant, pas particulièrement. Les médias ne sont pas une vocation. A chaque fois, c'est ponctuel en fonction de l'aventure. L'idée n'est pas de m'installer dans une grille. Je ne dis pas que cela ne peut pas arriver mais je n'ai pas une ambition particulière là-dedans.
Être chroniqueuse dans une émission de talk, type "On n'est pas couché" sur France 2, vous aurait intéressée ?
Je ne suis pas sûre de me sentir légitime dans le rôle d'une chroniqueuse. Je n'ai pas l'impression d'avoir des choses à dire sur tout. C'est d'ailleurs un travers qui m'agace prodigieusement.
Quel rapport entretenez-vous avec les médias en sachant qu'une partie de votre vie vous avez été contrainte de les fuir ?
Aujourd'hui, c'est tout à fait apaisé. Mais pendant longtemps, cela a été compliqué. J'aurais pu ne pas en faire du tout. Mais quand Michel Field a pensé à moi, cela a été une manière pour moi d'apprivoiser cette chose qui m'avait beaucoup exposée à mon corps défendant et de banaliser aussi mon image. J'ai dépassé mon angoisse et cela a marché.
Michel Field, avec qui vous avez travaillé dans "Field dans ta chambre" et "Ca balance à Paris" sur Paris Première, est directeur culture de France Télévisions. Avez-vous tapé à sa porte ?
Tiens, vous me donnez une très bonne idée (rires) Je n'y ai même pas pensé. Encore une fois, je ne prospecte absolument pas. Mais c'est vrai que cela aurait été une bonne idée.
"Elisabeth Badinter a été une grande penseuse de la condition féminine et de la libération des femmes"
Dans un tout autre genre, Bertrand Delais a annoncé le 10 janvier dernier qu'Elisabeth Badinter serait la présidente d'honneur du Club des amis de LCP. Êtes-vous en adéquation avec ses propos sur les victimes de violences sexuelles. Elle jugeait, en septembre dernier sur France Inter, qu'elles doivent "prendre leurs responsabilités" et déposer plainte avant les délais de prescription.
C'est compliqué, je ne voudrais pas ajouter de la polémique à la polémique ! Elisabeth et Robert Badinter sont des amis de la famille. Je trouve que la violence de la polémique est tout à fait injuste à son égard parce que cela a été une grande penseuse de la condition féminine et de la libération des femmes. Lui faire le procès inverse, au nom d'un néo-féminisme qui est parfois moins efficace que ce qu'elle a produit, est, je le redis, injuste.
Sur le même sujet, vous avez qualifié, en 2020 dans "Le Monde", de "mortel ennui" certains combats féministes de nos jours. Vous le pensez toujours ?
Ce qui ne me plaît pas, c'est que l'on remplace la politique par la morale. Il faut pouvoir discuter avec ceux avec qui on n'est pas d'accord. Je suis plus pour un féminisme incluant qu'excluant. Je trouve qu'il y a des positions ultra-excluantes et ultra-violentes de certaines néo-féministes qui en réalité ont des agendas politiques. Je trouve cela malhonnête. Brandir la morale à tout-va et moraliser tout le débat public, je trouve que c'est dangereux politiquement. A ce titre, la nouvelle censure culturelle m'inquiète. Je me positionnerai toujours contre toute forme de censure, y compris une censure bien pensante qui aurait la morale pour elle et quand bien même je la partagerais.