Interview
Thierry Ardisson (P1) : "Les pionniers de l'ORTF ont inventé la télévision moderne"
Publié le 23 octobre 2020 à 10:29
Par Benjamin Meffre
"L'homme en noir" est l'invité exceptionnel de puremedias.com aujourd'hui.
"ORTF, ils ont inventé la télé", le documentaire de Thierry Ardisson © Dailymotion
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Coup d'envoi de notre "journée spéciale Thierry Ardisson" sur puremedias.com ! Un an et demi après son départ de C8, l'ex-animateur de "Salut les terriens !" est de retour dès ce soir sur France 3 avec un grand documentaire inédit sur l'histoire de l'ORTF, l'office de radiodiffusion-télévision française, ancêtre de France Télévisions. Le deuxième volet de "ORTF, ils ont inventé la télé" sera pour sa part diffusé vendredi 30 octobre.

Dans ce film de passionné, celui qui se définit lui-même comme un "enfant de l'ORTF" s'attachera à montrer le génie créatif de ceux qui ont inventé la télévision de service public entre 1964 et 1974, de Pierre Sabbagh à Guy Lux, en passant par Denise Glaser, Pierre Tchernia, Jacques Martin, Maritie et Gilbert Carpentier, Michel Drucker, Jean-Christophe Averty ou encore Pierre Bellemare.

Propos recueillis par Benjamin Meffre.

puremedias.com : Ce documentaire sur l'ORTF s'ouvre sur le sentiment de "mélancolie" généré par sa disparition. Ce sentiment vous animait-il lorsque vous avez décidé de créer ce documentaire pour France 3 ?
Thierry Ardisson
: Non. J'ai proposé à Delphine Ernotte de faire ce documentaire il y a près d'un an, en collaboration avec le producteur Philippe Thuillier et l'INA. Pourquoi ? Parce qu'on dit toujours, et à juste titre d'ailleurs, que l'ORTF a vécu sous le contrôle du pouvoir politique, notamment gaulliste. Mais cet arbre, indéniable, cache selon moi une immense forêt : celle de l'extraordinaire créativité de l'ORTF et des personnalités qui l'ont fait vivre. Ces pionniers ont tout simplement inventé la télévision moderne, et particulièrement une télévision de service public qui était à l'époque "l'école du peuple". Ce n'était pas du tout une télévision ringarde. Je me considère d'ailleurs comme un véritable "enfant de l'ORTF". Quand j'étais jeune, j'habitais en province, dans une famille qui n'avait pas beaucoup d'argent, et je m'ennuyais ferme. L'ORTF a été ma fenêtre sur le monde, mon université. Je pense d'ailleurs que cette télévision a inconsciemment beaucoup influencé ma créativité lorsque j'ai débarqué dans ce milieu à 35 ans, 20 ans plus tard.

Pour vous, l'ORTF, c'est la "télévision des pionniers". Comment expliquez-vous une telle créativité dans une télévision pourtant d'Etat ?
Tout simplement parce qu'il n'existait pas d'autre enjeu à l'époque que celui de la qualité. Il n'y avait pas de véritable mesure d'audience ni de publicité. Les gens de l'ORTF étaient là pour faire les choses qui leur plaisaient et ils disposaient des moyens nécessaires pour le faire.

Est-ce qu'on peut dire que l'ORTF a tout créé en télévision et qu'on a ensuite fait que décliner ?
Non, je n'irais quand même pas jusque-là. Il y a eu des bonnes idées aussi après (rires) ! Et il ne faut d'ailleurs surtout pas dire ça sinon la télé publique d'aujourd'hui va encore davantage remaker ce qui se faisait avant. Quand on voit déjà "Le grand échiquier", "Surprise sur prise", "Les enfants de la télé", pas besoin d'en rajouter (rires) ! Ce que je veux simplement dire, c'est qu'il faut faire confiance aux talents et s'inspirer de cette créativité de l'ORTF ! En télévision, davantage que dans le cinéma, les risques sont limités. Si une émission ne marche pas, on peut la faire évoluer d'une semaine sur l'autre ou même la supprimer au bout de quelques semaines. On est peinard !

"Guy Lux était le John De Mol de l'époque" Thierry Ardisson

Lequel de ces pionniers de l'ORTF était selon vous le plus brillant : Pierre Sabbagh, Jean-Christophe Averty, Pierre Desgraupes, Jacques Martin ?
En termes de direction, Pierre Sabbagh incontestablement. Il a pratiquement tout inventé. Je ne citerais que le "20 Heures" pour donner la mesure du personnage. En termes de création, j'ai trois chouchoux. Jean-Christophe Averty, qui est le seul vidéaste français. Il a été le premier à faire de la télévision qui n'était pas de la radio filmée. En s'inspirant du génie américain de la comédie musicale, Busby Berkeley, il a inventé une nouvelle écriture télévisuelle, faite de géométrie et de couleurs, le tout sur des bécanes du Moyen-Age. Averty, c'est pour moi un génie inégalé ! Je vénère aussi Daisy de Galard, la créatrice de "Dim Dam, Dom". C'était une femme incroyable. Son émission était un magazine féminin qui donnait chaque semaine des caméras à des réalisateurs de cinéma ramenant des sujets incroyables. Ele était présentée par des stars comme Catherine Deneuve par exemple. Mon troisième modèle est Denise Glaser.

Celle qui a inventé l'interview-confession à la télévision...
Oui, elle voulait être psychanalyste et était devenue animatrice d'une émission formidable baptisée "Discorama". Une fois, elle recevait Serge Gainsbourg. Elle le regarde et lui lance : "Ca ne va pas, vous, en ce moment...". Même moi, je n'aurais jamais osé (rires) !

Dans votre doc, vous saluez aussi Guy Lux, qui était selon vous le "John De Mol de l'époque (du nom du célèbre créateur de "Big Brother" et "The Voice", ndlr). Pourquoi ?
Parce que contrairement à l'image un peu plouc que les gens ont gardée de lui, Guy Lux a inventé un nombre incalculable de concepts télé ! C'est lui qui a créé notamment le Tiercé, "Le palmarès des chansons", ancêtre de nos télécrochets, le premier jeu autour des couples qui donnera "Les Z'amours"... Il a aussi énormément développé l'intéractivité avec le public, à une époque où les réseaux sociaux n'existaient pas. Par exemple, pour sauver une apprentie chanteuse de l'une de ses émissions, il avait demandé aux habitants d'Angers de montrer leur soutien en allumant en direct la lumière. Il avait à côté de lui un compteur pour mesurer en direct la consommation d'électricité de la ville ! Aujourd'hui, on éteindrait plutôt la lumière (rires). Tout cela pour dire qu'à l'époque, les mecs étaient complètement barrés et fourmillaient d'idées !

Il y a quand même eu des mauvaises idées ?
Oui, bien sûr. Deux particulièrement : "Les Shadoks", auxquels personne n'a rien compris. Et une autre, pire, de Pierre Sabbagh, qui a voulu supprimer les célèbres speakerines pour les remplacer par une chenille en peluche ! A part cela, il n'y a pas trop eu d'erreurs. Il y avait surtout d'immenses personnalités, souvent rebelles. Je pense à Georges de Caunes, le père d'Antoine, qui s'était fait virer de l'ORTF pour une publicité et qui est parti vivre comme un Robinson dans les îles Marquises pendant plusieurs mois.

Michel Drucker en 1965 © INA/Bernard Allemane
Pierre Sabbagh en 1951 © INA/Philippe Bataillon
Denise Glaser en 1968 © INA/Louis Joyeux
Jacques Martin en 1969 © INA/ Georges Galmiche

Un seul visage de cette période a survécu : Michel Drucker. Il avait une vingtaine d'années au moment de la création de l'ORTF. On disait alors de lui que c'était "un petit Léon Zitrone qui ira loin". On ne s'était pas trompé ?
Non, Michel n'a jamais brillé par son impertinence mais il a fait le parcours, comme on dit. Son ambition depuis le départ était de durer. Pas forcément de faire des choses extraordinaires, durer. Il a parfaitement atteint son objectif et, cerise sur le gâteau, il a aussi fait des choses extraordinaires ! Personnellement, je pense malgré tout qu'il faut être capable de ne pas obligatoirement durer. Il y a un an, j'ai dit à Vincent Bolloré d'aller se faire voir. Je prenais le risque de ne pas retrouver de boulot. Je n'en ai d'ailleurs pas vraiment retrouvé aujourd'hui... Il faut prendre des risques dans la vie. Durer pour durer, ça ne sert pas à grand chose. J'aurais pu continuer de faire "Tout le monde en parle" pendant encore 10 ans si j'avais accepté, comme Carolis (Patrick de Carolis, ancien patron de France Télévisions, ndlr) l'exigeait, d'abandonner "93 Faubourg Saint-Honoré" (son autre émission sur Paris Première, ndlr). Je suis allé sur Canal inventer "Les Terriens".

A l'époque de l'ORTF, la télévision se veut le "miroir de la société", et donc de sa nombreuse jeunesse - 1 Français sur 5 a moins de 25 ans -. La télé devient le média des baby boomers, notamment grâce à la musique...
Oui, il y avait d'abord l'émission de variétés "Age tendre et tête de bois", présentée par Albert Raisner. On y voyait des prestations de stars naissantes de l'époque, françaises ou internationales. Il a quand même reçu les Beach Boys ! Et fait original aujourd'hui, le public en plateau dansait souvent sur scène avec les artistes. Il y avait aussi "Le petit conservatoire de la chanson" de Mireille, une sorte de "Star Academy" homemade par laquelle sont passés des artistes comme Françoise Hardy, Julien Clerc, Pascal Sevran ou encore Alice Dona. On avait aussi "Bienvenue", le premier talk-show musical créé par Guy Béart, qui a notamment inventé les rencontres incongrues entre artistes, comme Johnny Hallyday avec Karajan. "Le grand échiquier" s'en inspirera par la suite, et moi aussi pour mes émissions. Dans "Tout le monde en parle", j'ai quand même fait se rencontrer Marilyn Manson et Maître Capello...

Vous soulignez à plusieurs reprises dans votre doc que la télévision offrait souvent une place subalterne aux femmes. La télé de l'ORTF était-elle une télé macho ?
Oui, elle était macho comme la société de l'époque l'était. C'était en effet l'époque des speakerines comme Jacqueline Joubert, Catherine Langeais, Jacqueline Huet, Denise Fabre ou Evelyne Dhéliat, encore à TF1 aujourd'hui et qui a commencé à l'ORTF. Mais on ne peut pas résumer l'ORTF aux speakerines. Vous aviez aussi des animatrices et productrices influentes et respectées, comme Denise Glaser, Daisy de Galard, Eliane Victor, Maritie Carpentier ou Michèle Arnaud qui a découvert Michel Drucker. Il n'y avait pas que des mecs à la télé, ce serait faux de dire cela.

L'ORTF, c'est aussi la véritable naissance de la politique à la télévision, avec la première campagne pour l'élection du chef de l'Etat au suffrage universel direct, le premier débat d'entre-deux-tours... En quoi cela a-t-il affecté notre démocratie ?
Cela a changé le rapport entre le président de la République et les Français. De Gaulle s'est rapidement aperçu qu'il était très mauvais en télé et a travaillé dur pour s'améliorer. Il est devenu, lui l'homme de radio du 18 juin, une star de la télé ! Par la suite , il a privilégié ce moyen de communication. Ça a été une révolution. Le président de la République venait parler plusieurs fois par an au peuple dans le poste de télé. L'ORTF a ensuite inventé les débats politiques à la télévision que nous connaissons encore aujourd'hui.

"La télévision était peut-être plus cultivée à l'époque" Thierry Ardisson

Vous évoquez aussi dans votre documentaire la réunion quotidienne du SLI, le Service de liaison interministériel pour l'Information. Pouvez-vous nous raconter de quoi il s'agit ?
C'était une réunion quotidienne entre les cadres de l'Information de l'ORTF et ceux du ministère de l'Information. Si vous voulez, c'était le bureau de contrôle des programmes d'information de l'ORTF par le gouvernement. Il ne faut évidemment pas nier cet aspect-là de l'ORTF. Mais il ne faut pas se leurrer non plus. La pression politique sur l'information existe toujours. Elle est simplement plus feutrée, plus discrète...

L'ORTF ne faisait pas qu'informer et divertir, elle voulait aussi cultiver les Français avec des émissions comme "Au théâtre ce soir" ou "Lectures pour tous". Cette mission était-elle mieux assurée à l'époque qu'aujourd'hui ?
Je pense que oui. Il y a bien sûr encore aujourd'hui "La grande librairie" de François Busnel (sur France 5, ndlr), qui est une très bonne émission. Mais il n'y a plus comme à l'époque cette starification des livres et des écrivains. Elle a duré selon moi jusqu'aux émissions de Bernard Pivot. La télévision était peut-être plus cultivée à l'époque...

L'ORTF n'a duré que 10 ans et reste pourtant une référence télévisuelle permanente, en bien comme en mal. Comment expliquez-vous que cette courte période ait autant marqué les esprits ?
L'ORTF a été supprimé car il était devenu ingérable, d'une lourdeur incroyable, avec des syndicats très puissants et très vindicatifs. A peine élu en 1974, Valéry Giscard D'Estaing a décidé de le flinguer. En soi, si la philosophie de l'ORTF avait survécu à sa disparition, cela n'aurait pas été grave. Le problème, c'est que cela n'a pas été le cas et que les contenus se sont par la suite appauvris progressivement.

Quels programmes ont innové ces dernières années sur le service public selon vous ?
Les miens mais pas qu'eux (rires). Jean-Luc Delarue a fait de très bonnes émissions innovantes. Frédéric Lopez aussi. Laurent Ruquier avec "On a tout essayé", en access tous les jours pendant 10 ans, a aussi tiré les choses vers le haut.

Avez-vous regardé "On est en direct", sa nouvelle émission dans la case de "Tout le monde en parle" ?
Je ne l'ai pas vue (rires). Même quand c'était moi qui était à l'antenne, je ne regardais pas !

Guy Lux, Salvatore Adamo et Jean Bardin en 1966 © INA
Maritie et Gilbert Carpentier en 1973 © ©INA/Georges Galmiche
Pierre Tchernia en 1954 © INA/Daniel Fallot
Léon Zitrone en 1958 © INA/Gerard Landau
Les speakerines Jacqueline Caurat, Anne Marie Peysson et Jacqueline Huet en 1963 © ©INA/Norbert Perrau
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