Ce vendredi, Natacha Polony accorde une longue interview à puremedias.com afin de dresser un bilan de sa première année à la direction de l'hebdomadaire "Marianne", désormais détenu par la société CMI, dirigée par Daniel Kretinsky. Au cours de cet entretien, la journaliste évoque également sa rentrée, le marché de la presse écrite, sa participation aux "Terriens du dimanche" de Thierry Ardisson, et sa vision du journalisme.
Propos recueillis par Florian Guadalupe.
puremedias.com : Quel bilan tirez-vous de votre première année à la tête de "Marianne" ?
Natacha Polony : Je pense avoir réussi à reconstruire l'image et le contenu de "Marianne" et à faire en sorte que "Marianne" se réinstalle comme un journal qui dénote dans le paysage politique et médiatique. A un certain moment, il y a sans doute eu un oubli de ce qui a justifié la création de "Marianne", de ce que Jean-François Kahn a appelé "la radicalisation de la différence". Cela signifie qu'on ne parle pas d'un sujet si on a la même chose que les autres à dire dessus. Si c'est pour répéter la même petite musique que l'on entend partout, ça n'a aucun intérêt. Si nous nous emparons d'un sujet, c'est pour apporter un angle différent, une information différente ou une analyse différente.
"'Marianne' avait à un moment donné perdu son lectorat historique."
Quels étaient les objectifs que vous vous étiez fixés à votre arrivée et avez-vous réussi à tous les atteindre ?
L'objectif que je m'étais fixé était avant tout de faire revivre "Marianne". Si j'ai été appelée, c'était parce que "Marianne" est un journal à part, et peut-être parce qu'il l'était devenu un peu moins. La presse magazine traverse une crise majeure. C'est un type de périodicité et de conception du journalisme qui n'est aujourd'hui plus compris par une part du public. Puis, la presse magazine coûte cher. Il faut regarder ça lucidement. Les gens n'ont pas vu leur pouvoir d'achat augmenter. En revanche, les prix de la presse ont augmenté. C'est aussi ça qui explique une part de l'érosion du lectorat. "Marianne" est le moins cher des newsmagazines. Mais nous nous adressons aussi à un public qui est moins favorisé que les autres magazines. Il faut donc que nous fassions plus attention. Il faut avoir conscience de ce qu'est la vie des Français. A part ce contexte de crise, il y a aussi le fait que "Marianne" avait à un moment donné perdu son lectorat historique, qui tenait à ce que "Marianne" soit républicain, critique, ose mettre les pieds dans le plat, n'aie pas peur de dire les choses et essaye en permanence de penser par une troisième voie. "Marianne" doit refuser les visions binaires qu'on aime tellement nous servir.
Qui est le public de "Marianne" ?
C'est un public qui est critique du système tel qu'il existe. Traditionnellement, "Marianne" s'est toujours battu contre le néolibéralisme, c'est-à-dire un capitalisme dérégulé, qui ne fonctionne que pour augmenter le profit. Mais "Marianne" a toujours défendu le vrai libéralisme, l'idée qu'il faut défendre la créativité, les petits entrepreneurs, les petits commerçants. "Marianne" défend les petits quand ils sont écrasés injustement. Contrairement aux autres, nous sommes plus lus en province qu'en région parisienne. C'est un journal qui s'adresse à un public un peu plus vaste et qui s'intéresse au débat politique. Nous faisons beaucoup de politique et d'économie avec des sujets de fond et exigeants. Mais nous allons chercher le public là où il est. Nous parlons aux gens de ce qui les concerne. C'est pour ça que "Marianne" a été l'un des rares journaux qui depuis des années a alerté sur la désertification des territoires, le recul des services publics ou le scandale de la privatisation des autoroutes. Nous sommes le journal qui essaye de défendre le bien commun, au sens large. C'est pour ça que nous critiquons le clivage gauche-droite. La question n'est pas de dire : "Je suis de gauche, les gens de droite sont des salauds" ou "Je suis de droite, les gens de gauche sont des salauds". La question est de savoir ce que nous avons en commun et ce qu'il faut défendre ensemble. L'idée est de se battre contre les appropriations de ce bien commun. C'est ça notre définition et la définition de la République.
"Si c'est pour écrire la même chose que les autres, il n'y a pas d'intérêt."
Comment définiriez-vous votre ligne éditoriale ?
Un retour au vrai "Marianne", tout simplement. Je veux retrouver ce qui a fait l'identité de "Marianne". En 1997, quand Jean-François Kahn a fondé ce journal, c'était contre ce qu'il appelait la pensée unique. La pensée unique, ça ne voulait pas dire que tous les journaux écrivaient exactement la même chose. Ca voulait dire qu'il y avait certains domaines où les journalistes s'auto-censuraient parce qu'ils considéraient qu'ils seraient mal vus s'ils écrivaient quelque chose de différent ou s'ils osaient aborder ces sujets-là. Quand j'écoutais une archive de Jean-François Kahn de 1998, il expliquait : "Quand j'embauche un journaliste, ce que j'attends de lui, c'est qu'il pense par lui-même".
C'est en effet la ligne éditoriale que vous avez appliquée cette année à la rédaction de "Marianne". Par exemple, votre magazine a traité à contre-pied la médiatisation de la jeune militante écologiste Greta Thunberg. C'est un moyen de se démarquer de vos concurrents ?
Ce n'est pas un moyen de se démarquer. C'est la justification de notre existence. Si c'est pour écrire la même chose que les autres, il n'y a pas d'intérêt. Les gens paient 4 euros pour lire "Marianne". Nous sommes moins chers que les autres, mais c'est cher. S'ils veulent payer 4 euros, c'est parce qu'ils savent qu'ils auront des articles qu'ils ne lisent pas ailleurs. Plutôt que de parler du grand discours de Greta Thunberg, nous essayons de nous demander comment une jeune fille est poussée et montée en épingle. Nous essayons de prendre un pas de côté et nous nous apercevons qu'il s'agit d'une figure médiatique et une espèce de produit marketing très utile pour vendre une certaine vision de la lutte contre le réchauffement climatique. Mais surtout, nous regardons du côté des points aveugles, de tous les non-dits qui évitent, en se focalisant sur elle, de penser le bouleversement de notre système économique, sans lequel il n'y aura pas de véritable écologie.
"Pendant un an, il a fallu réorganiser, construire, consolider et recréer une espèce d'émulation qu'il y avait au début de 'Marianne'."
Quel impact ont eu vos Unes très offensives auprès de votre lectorat ?
Des Unes très offensives ? Je vous invite à aller voir les Unes de "Marianne" entre 1997 et 2007. Dans le genre "Unes offensives", je me trouve très sobre. (rires) Je suis là pour essayer de retrouver ce qui a fait la verve de "Marianne". Si c'est pour faire des Unes fades et molles, ça n'a aucun intérêt. Nous essayons donc de dire les choses clairement. Par exemple, quand nous avons fait une Une "Que font-ils du pognon ?", c'était un dossier de fond de plusieurs pages. Ca nous a pris un mois et demi. L'idée avait germé quatre mois avant. C'était un travail avec l'OFCE pour essayer de regarder l'évolution des dépenses publiques entre 1997 et 2017. C'était un énorme travail de fond qui n'avait jamais été fait. Ca permet de comprendre pourquoi aujourd'hui nous avons moins d'argent pour l'éducation, pour la défense ou par la justice. Nous avons titré : "Que font-ils du pognon ?". Pourquoi ? Parce que c'est la phrase de Jacline Mouraud. Elle l'a dite dans sa vidéo qui a lancé en partie le mouvement des Gilets jaunes. Cette phrase-là est emblématique parce qu'elle raconte le sentiment qu'ont beaucoup de gens. Face à ce sentiment immédiat, nous avons fait cette enquête. L'avoir titré comme ça, certains pourront juger que c'est atrocement racoleur. Mais pour nous, c'est parler aux gens de ce qu'ils ont ressenti. Donc, on répond à une attente.
Votre stratégie éditoriale a-t-elle eu des répercussions sur la vente des journaux et la fréquentation de votre site web ?
Oui. Nous avons une audience qui a progressé sur le site. Nous avons des ventes au numéro qui se maintiennent malgré un contexte de crise généralisée. Je suis très prudente, mais nous pouvons considérer que nous avons pu empêcher l'érosion. En revanche, l'audience sur le site est en hausse. C'est absolument essentiel pour tous les médias. Nous avons augmenté notre nombre d'abonnés numériques et nous sommes en phase de reconquête. Nous allons rester très modestes. Il y a un an, nous partions de très loin. Il fallait tout reconstruire et tout organiser. Avant mon arrivée, les équipes de "Marianne" se battaient et faisaient un travail formidable, mais dans un contexte de dépôt de bilan. Un tiers de la rédaction était parti. A "Marianne", on a une trentaine de cartes de presse. A "L'Express", ils sont plus de cent. Et pourtant, nous sortons un hebdo de qualité avec des infos exclusives, de l'enquête, du reportage... Pendant un an, il a fallu réorganiser, construire, consolider et recréer une espèce d'émulation qu'il y avait au début de "Marianne". Quand le journal s'est créé, c'était une toute petite équipe. C'était des gens qui en voulaient et qui savaient pourquoi ils étaient là. Maintenant, c'est pareil. Au bout d'un an, les gens qui sont à "Marianne" savent pourquoi ils sont là. Ils se battent et ils ont envie de faire du journalisme tel que nous l'entendons.
"Daniel Kretinsky n'a pas son mot à dire sur la ligne du journal et il ne tient pas à l'avoir."
Y a-t-il eu des craintes au sein de la rédaction lorsque Daniel Kretinsky est devenu actionnaire du journal et qu'il vous a désignée en tant que directrice de "Marianne" ?
Daniel Kretinsky est actionnaire de "Marianne". Il est juste propriétaire. Il ne se mêle de rien. Il n'a pas son mot à dire sur la ligne du journal et il ne tient pas à l'avoir. Nous avons une entière liberté et c'est extrêmement appréciable. Avant mon arrivée, il y a eu des inquiétudes au moment du rachat par Daniel Kretinsky. Personne ne savait qui il était. A ce moment-là, il n'y avait pas eu beaucoup d'enquête sur lui. Je pense que le fait qu'il me choisisse moi était déjà quelque chose d'intéressant. Le précédent propriétaire Yves de Chaisemartin m'avait déjà parlé depuis quatre ans et m'avait proposé de venir. Mon arrivée n'était pas le fruit du hasard. C'était logique. Il y avait même une part des journalistes de "Marianne" qui attendait que je vienne. "Marianne" est ma maison. J'ai commencé à "Marianne". J'en connais par coeur toute l'histoire et les gens qui y sont. Ce n'était pas quelque chose d'aberrant. Il y a une chose qui a beaucoup rassuré, c'est le fait que Daniel Kretinksy me choisisse moi à la tête de "Marianne", alors que très objectivement, nous ne sommes pas sur les mêmes idées. Un actionnaire qui choisit un directeur de rédaction, non pas pour que le directeur de rédaction colle avec ses propres idées et fasse le journal dont il rêverait, mais parce qu'il se dit qu'il est le meilleur pour ce journal, c'est plutôt bon signe. La preuve, au bout d'un an, je n'ai pas eu le moindre retour sur le contenu du journal. Nous écrivons ce que nous pensons devoir écrire, même quand ça peut être des choses très politiques et financières.
Voyez-vous souvent Daniel Kretinsky ?
Non. On est tranquille. (rires) C'est essentiel.
Que pensez-vous de son offensive dans le monde des médias ?
Il a constitué un groupe, CMI, auquel appartient "Marianne". C'est un groupe qui a des titres très divers. Pour l'instant, nous sommes dans ce groupe le seul hebdomadaire de presse généraliste. Ce qui est en train de se passer au "Monde", c'est une affaire entre actionnaires. Matthieu Pigasse avait besoin de vendre ses parts, ce qui explique le mouvement de départ. Il va falloir suivre les rebondissements, mais je suis incapable de vous dire ce qu'il en sortira. Je ne connais pas les plans stratégiques de Daniel Kretinsky, que ce soit au "Monde ou sur le reste.
S'il prenait des parts plus importantes au "Monde", est-ce qu'un rapprochement du quotidien avec "Marianne" serait compatible ?
"Marianne" est un journal indépendant et l'a toujours été. C'est un journal qui a une identité très forte. L'intérêt de ce journal est de maintenir cette identité.
"Je ne suis pas estampillée BFMTV."
A la rentrée prochaine, vous serez à l'antenne de BFMTV en tant que débattrice...
Il faut faire attention à la façon dont les choses sont interprétées. Je ne serai pas plus sur BFMTV que je ne l'étais cette année. J'y viens en tant que directrice de "Marianne". Cette année, j'y allais le lundi, en général, face à Nicolas Beytout, pour débattre. A la rentrée, ce sera exactement la même chose. Je vais continuer à venir en tant que débattrice pour représenter mon journal. Je ne serai pas payée. Je n'appartiens pas à BFMTV.
Vous n'aurez donc pas une collaboration exclusive à la télévision avec BFMTV ?
Non, pas du tout. En tant que directrice de "Marianne", je dois pouvoir aller sur tous les médias pour porter la parole de mon journal. Je tiens beaucoup à ça. Je reste indépendante. Pour ça, je ne suis pas rémunérée par BFMTV. Il y a visiblement une incompréhension totale de la part de beaucoup de gens. J'ai lu que je serai chroniqueuse sur BFMTV. Chroniqueur, ce n'est pas débatteur. Des chroniques, j'en faisais au "Figaro". C'est produire un texte, une prestation, de manière régulière. Ce ne sera pas ça. Je viendrai débattre avec leur éditorialiste. C'est leur éditorialiste qui représentera la chaîne, ce n'est pas moi. Je ne suis pas estampillée BFMTV.
Dans cette émission, il y aura également Sophia Chikirou, ancienne directrice du "Média" et proche de Jean-Luc Mélenchon. Avez-vous compris la polémique autour de sa participation au programme de BFMTV ?
Elle vient aussi débattre avec l'éditorialiste de la chaîne, Alain Duhamel. Si elle débat, c'est qu'elle n'est pas d'accord avec lui. Sinon, ce ne serait pas un débat. Ca me semble donc tout à fait logique. Après, elle aurait pu de ne pas dire tout le mal qu'elle pensait de BFMTV si c'était pour y venir. Je pense que la question se porte sur le fonctionnement des chaînes info en général. Puis, à la limite, on peut critiquer un système mais y venir pour faire entendre ses idées.
"Qu'est-ce qui fait que la télévision a encore de l'intérêt ?"
Cette saison, vous avez participé aux "Terriens du dimanche" sur C8. Comment avez-vous vécu la fin de l'émission ?
C'est un regret. C'était une émission qui proposait une diversité de points de vue assez intéressante. Il y avait une absence de faux-semblants. C'était une émission qui ne tournait pas autour du pot. Les points de vue divers pouvaient s'exprimer sans être immédiatement diabolisés. Nous devons absolument maintenir cette capacité à faire discuter et débattre des gens qui ne pensent pas la même chose, notamment dans un moment où chacun est incité à se renfermer et à ne plus parler qu'à son public. La question de l'argumentation fait partie des devoirs démocratiques des médias. Ensuite, on peut le faire de différentes manières. La télévision de Thierry Ardisson est une télévision de divertissement. Mais c'est une télévision, par le divertissement, qui veut proposer du débat. C'est une ligne de conduite assez difficile à tenir, pour ne pas basculer dans le pur divertissement ou la polémique. Cela oblige en permanence à se remettre en question pour garder un équilibre. Cette idée de maintenir un débat pluraliste est absolument nécessaire.
Avez-vous compris le choix de Thierry Ardisson d'avoir quitté C8 ?
Il estime que la télévision nécessite un travail, un travail de production, un travail de montage, un travail de construction d'un scénario dans une émission. On doit réfléchir à ce qu'on propose et à ce qu'on offre aux téléspectateurs. Il ne s'agit pas simplement de mettre des gens autour d'une table et de les faire parler. Il y a un travail en aval avec beaucoup d'intervenants afin qu'il y ait du reportage, de l'enquête et, entre autres, de l'habillage visuel. Tout travail mérite salaire et tout travail de qualité a un prix.
C'est la raison de son départ : la baisse des moyens alloués à ses émissions.
On peut ne pas être d'accord avec Thierry Ardisson. On peut ne pas partager sa vision de la télévision. On peut ne pas aimer ce qu'il fait. Mais réfléchissons à ce qui justifie l'existence de la télévision actuellement dans un paysage où les offres sont diverses et où il existe internet. Qu'est-ce qui fait que la télévision a encore de l'intérêt ? C'est le fait qu'il y ait des métiers spécifiques. On peut se poser la même question avec la presse. Qu'est-ce qui justifie l'existence du journalisme quand il y a des gens qui filment avec leur portable ou des prises de position sur internet ? Il y a des choses sur internet qui sont passionnantes et formidables, mais que vous trouvez gratuitement. Qu'est-ce qui fait que les gens vont aller payer pour de la presse magazine ? Si ce n'est le fait que nous avons maintenu de l'enquête de longue haleine, du reportage de terrain et des choses qui ne peuvent pas être gratuites. Le journalisme a un coût. Si nous ne faisons pas comprendre aux gens que ce que nous leur apportons, ils ne le trouveront pas gratuitement et que c'est nécessaire pour le débat démocratique, alors dans dix ans, le journalisme sera mort.
"Je vais continuer à la rentrée sur Sud Radio."
Vous avez participé pendant trois ans à "On n'est pas couché". La saison prochaine, Laurent Ruquier aura des polémistes tournants dans son émission sur France 2. Selon vous, est-ce une bonne idée pour relancer le programme ?
Cela dépendra des polémistes et de la forme que prendra l'émission. Pour l'instant, je ne me permettrai pas de juger. Je ne juge pas quand je ne sais pas.
Avez-vous été approchée pour revenir dans ce format remanié ?
Quand on se renouvelle, il vaut mieux ne pas recréer ce qui existait. Accessoirement, je suis à temps plein à "Marianne". Surtout, si Laurent Ruquier veut se renouveler, il doit renouveler les visages de son émission. Il le sait. Je ne vois pas pourquoi il viendrait me demander à moi.
Outre la télévision, vous étiez également à l'antenne de Sud Radio cette saison. Allez-vous continuer sur la station à la rentrée prochaine ?
C'est pareil. J'y vais comme directrice de "Marianne". C'est gratuit. Je ne suis pas payée. J'y vais pour porter mon journal. Je vais continuer, bien sûr. A part ça, je suis sur France Inter où là, je participe à une émission de fond, "Le grand face à face", qui constitue un moment rare en radio : une heure de réflexion de fond et d'argumentation aboutie. C'est un travail spécifique. Mais sinon, je vais partout où je peux faire connaître les positions de "Marianne".
Vous dirigez également "Polony TV". Comment votre web-télé parvient-elle à se financer ?
C'est un modèle très simple car très libre. Il y a eu un investissement de départ. C'est financé uniquement par les abonnements. Nous ne sommes pas dépendants de la publicité. C'est un modèle qui est à la fois intéressant et qui en même temps ne peut marcher qu'à petite échelle. Mais il fonctionne ! Ce que nous apportons sur "Polony TV" est assez intéressant parce que ça vaut par l'originalité du contenu, du propos et des analyses des intervenants.
"Le journalisme est en danger, du fait des dérives des médias et de la toute-puissance des GAFAM."
Presse, radio, télévision, web. Avons-nous oublié l'une de vos activités médiatiques ?
(rires). Non ! Vous aurez remarqué que depuis un an, ça tourne essentiellement autour de "Marianne". Toutes mes activités aujourd'hui sont au service de "Marianne". C'est un tel travail. C'est tellement important pour moi de faire vivre ce journal et de le développer. C'est une activité à temps plein.
Combien de temps vous prend la direction du magazine ?
Tout mon temps ! Je n'ai plus de vie !
Comment arrivez-vous à lier l'ensemble de ces activités ? Avez-vous encore du temps pour vous ?
Non. Mais je ne vais pas me plaindre. Je crois profondément à la nécessité de maintenir des médias généralistes. Qu'est-ce qu'un newsmagazine ? L'idée que l'on va donner à des gens un panorama de l'actualité de la semaine. Nous allons leur faire lire une actualité qu'ils n'ont pas forcément lue. Pour quelqu'un qui va nous acheter parce qu'il est passionné d'économie, nous allons faire en sorte d'avoir des dossiers et des analyses économiques de qualité. Parce qu'il nous a achetés pour ça, il va peut-être aller lire les pages culture ou les pages idées. Il va découvrir des choses qu'il n'avait pas imaginées. C'est ça le principe. Avec l'algorithme des réseaux sociaux, qui sont la source d'information d'un nombre croissant de gens, chacun se voit proposer ce qui entre dans ses centres d'intérêt, ce qu'il connaît déjà et qui renforce sa conviction et parfois ses préjugés. C'est le contraire d'un travail démocratique. Ca va petit à petit habituer les citoyens à ne plus se confronter à l'altérité.
Comment inverser cette tendance ?
Quand j'ai commencé à "Marianne", Jean-François Kahn me disait : "Un newsmagazine doit faire en sorte que le lecteur soit à 60% d'accord avec ce qu'il lit dans le journal - en dessous de 50%, il ne l'achète pas -. En revanche, sur les 40% restants, il faut le bousculer. Il faut l'étonner. Il faut même l'énerver". C'est grâce à ça qu'on va maintenir la curiosité d'esprit des gens. La crise de la presse nous raconte petit à petit l'érosion de ce projet-là, qui fait partie du projet démocratique. La démocratie, c'est le conflit civilisé. On est capable de parler avec des gens avec qui on n'est pas d'accord. On argumente. Il en sort certaines idées du bien commun. On doit convaincre de plus en plus de gens qu'il faut maintenir ça. Le journalisme est nécessaire. S'il est bien fait, nous justifions notre existence. Véritablement, le journalisme est en danger, du fait des dérives des médias et de la toute-puissance des GAFAM, de leur force de frappe et de la façon dont ils captent nos contenus et ne les rémunèrent pas.
"Même si je ne suis pas sur le terrain, j'ai un dialogue permanent avec les journalistes de 'Marianne'."
Y a-t-il aujourd'hui une marque "Natacha Polony" ?
Non. Il y a une notoriété qui est la mienne, que j'ai construite par mes livres, mes articles, mon travail depuis plusieurs années et mon passage dans "On n'est pas couché". Tout ça a construit ma notoriété. Il y a un public qui apprécie ce que je dis et ce que j'écris. C'est vrai que j'ai mis cette notoriété au service de "Marianne". Désormais, j'espère convaincre les gens qui apprécient ce que j'écris. Ils trouveront ça et plus dans "Marianne". S'ils viennent à "Marianne", parce qu'ils apprécient mon discours, et qu'ensuite ils sont séduits par l'ensemble de ce qu'il y a dans le journal, alors j'aurai gagné.
N'y a-t-il pas aujourd'hui trop d'éditorialistes sur les plateaux de télévision et notamment sur les chaînes d'information pour commenter l'actualité ? Et est-ce que cette tendance ne risque-t-elle pas d'appauvrir l'information ?
Bien sûr. Pourquoi croyez-vous que je suis à la tête d'un journal ? Je ne me contente pas de faire des éditos. Je crois aux journalisme. Ce que nous essayons de faire dans "Marianne", ce sont des enquêtes. Quand on fait une enquête sur les hauts-fonctionnaires, c'est un travail énorme. On se demande comment les hauts-fonctionnaires sont plus puissants que les politiques et imposent leurs visions aux élus. Je ne me contente pas de faire des éditos comme ça, sortis du chapeau. Même si je ne suis pas sur le terrain, j'ai un dialogue permanent avec les journalistes de "Marianne". Je peux avoir une intuition sur des sujets. Ca nourrit mon travail d'éditorialiste. Je ne suis pas toute seule. J'ai mis ma notoriété au service du magazine. J'incarne ! Derrière, il y a le travail de tous mes journalistes.
Avez-vous tiré des leçons du mouvement des Gilets jaunes, qui était très critique à l'égard des médias ?
"Marianne" est un journal qui a toujours mené ce travail de critique, d'auto-critique et de réflexion sur le fonctionnement des médias. Encore une fois, si Jean-François Kahn a fondé ce journal contre ce qu'il appelé la pensée unique, c'est parce qu'il avait identifié qu'il y avait un problème dans les médias. En 2005, "Marianne" a gagné beaucoup de lecteurs parce que c'était le seul journal qui donnait la parole, lors du référendum sur le traité constitutionnel, aux tenants du oui et aux tenants du non, sans invectiver ou insulter les uns et les autres. Il a ouvert le débat. Beaucoup de lecteurs, qui en ont eu marre de se faire insulter dans leur propre journal, sont venus nous lire. C'était un moment extrêmement important. Cette fracture entre les citoyens et les médias est apparue au grand jour. Quand vous avez 95% des médias qui font campagne ouvertement pour le oui et 55% des électeurs qui votent non, c'est qu'il y a un dysfonctionnement majeur. Il faut se poser des questions sur le métier. Quand les Gilets jaunes ont surgi, nous avons essayé d'être dans la juste mesure. Ce mouvement entrait en résonance avec le travail de "Marianne" sur les inégalités de territoire, sur la désertification et sur le service public. Ce n'est pas pour ça qu'il fallait déifier ce mouvement. Il fallait en identifier les excès et comprendre ce que ça signifiait du point de vue démocratique.