"Complément d'enquête" fait une pause à partir de ce soir. Le magazine d'investigation de France 2, présent dans la case du jeudi en deuxième partie de soirée, reviendra après les fêtes, toujours présenté par Tristan Waleckx. L'occasion pour puremedias.com de dresser un premier bilan de la saison en compagnie du journaliste. En moyenne, depuis le début de l'année, en audience consolidée, "Complément d'enquête" est suivi par 1,13 million de téléspectateurs selon Médiamétrie, soit 11,6% du public. France 2 souligne qu'il s'agit de la meilleure année pour le programme en part de marché depuis 2012, année où il a été basculé sur la case du jeudi.
Propos recueillis par Christophe Gazzano
puremedias.com : Il s'agit déjà de votre deuxième saison à la tête de "Complément d'enquête". Comment avez-vous fait évoluer ce magazine ?
Tristan Waleckx : On a voulu garder l'âme de "Complément d'enquête", ce qui est pour moi primordial car je suis un "bébé Duquesne" (du nom de Benoît Duquesne, créateur et premier présentateur de l'émission, ndlr). On a vécu quelque chose d'assez traumatisant dans l'équipe quand il a disparu en 2014. Il était extrêmement présent, un excellent journaliste qui était plus qu'un simple présentateur. J'ai voulu un retour aux sources de "Complément d'enquête" quand je suis revenu l'année dernière (Tristan Waleckx avait été journaliste pour l'émission entre 2012 et 2016, ndlr) avec pour ambition de "penser contre soi-même" comme le disait souvent Benoît. Désormais, on ne fait plus que des documentaires unitaires de 52 minutes, alors qu'avant il y avait plusieurs sujets. C'était aussi une volonté de la direction de distinguer les deux magazines du jeudi soir que sont "Envoyé spécial", plus axé sur l'actualité, et "Complément d'enquête" avec du documentaire d'investigation sur le long terme. En résumé, la volonté a été de poursuivre et de réformer les choses dans la continuité.
N'avez-vous jamais été tenté d'enlever les fauteuils rouges présents à chaque fin d'émission pour les fameux entretiens ?
Cela a fait partie des discussions, mais j'aime bien l'idée des fauteuils rouges car ils apportent une relation singulière avec la personne interviewée. On est assis dans un fauteuil, assez proches, on discute à bâtons rompus. Sur la forme, la discussion est sympathique, tout en étant implacable sur le fond. Je pense souvent à Benoît (Dusquene). La première fois que je suis allé sur un plateau avec lui, il interviewait Didier Schuller pour une émission sur la corruption. Avec bonhomie, il avait lancé "première question, M. Schuller, bon, vous avez tapé dans la caisse ?". Je me souviens que cela avait vraiment détendu l'atmosphère. Au lieu d'être dans la langue de bois, l'invité avait fini par évoquer des choses qu'il ne reconnaissait pas habituellement. C'est ce que j'aime dans cet exercice : parvenir à faire dire des choses à des personnes parce qu'elles se sentent en confiance, poser toutes les questions, être impertinent et insistant tout en restant courtois. Je trouve que les fauteuils rouges correspondent à cet état d'esprit.
Les invités visionnent le sujet diffusé par "Complément d'enquête" avant leur passage dans les fauteuils rouges. N'est-ce-pas une opportunité pour eux de vous mettre des petits coups de pression dans la mesure où le sujet n'est pas encore passé à l'antenne ?
Le sujet est terminé, donc on ne change aucune virgule, même si certains voudraient bien. Par exemple, Édouard Philippe trouvait qu'on exagérait dans certains passages du sujet qui lui avait été consacré la saison dernière. On lui avait répondu que l'interview était l'occasion pour lui de le signaler. Même chose pour Magali Berdah qui a commencé à vouloir enlever certains passages. On lui a répondu là-aussi que si elle avait des choses à critiquer, elle pouvait le faire à l'antenne.
Le sujet sur le business des influenceurs a beaucoup fait réagir cette saison avec un record historique en replay pour un magazine de France Télévisions. Vous attendiez-vous à cette avalanche de réactions ?
Pas autant. Quand on a lancé ce sujet, on a eu des retours un peu sceptiques : est-ce-qu'une grande émission d'investigation méritait qu'on s'intéresse aux influenceurs ? Cela a été le fruit d'une réflexion collective avec les rédacteurs en chef que sont Hugo Plagnard, Séverine Lebrun et Clément Castex. Après la diffusion, les retours sur les réseaux sociaux ont montré qu'il y avait une vraie attente de toute une partie de la population. Dans l'histoire de "Complément d'enquête", c'est le sujet qui a été le plus regardé par les jeunes. Nombre d'entre eux ont découvert l'émission à cette occasion. Depuis cette émission-là, nous sommes davantage regardés par des jeunes, les 15-34 ans, qui continuent à nous suivre (il s'agit de la cible qui progresse le plus au global selon France 2 avec un gain de 20.000 téléspectateurs par rapport à la rentrée 2021, ndlr).
"La communication de France Télé pensait que c'est moi qui tweetait des messages insultants"
Fait insolite, le rappeur Booba, qui s'est lancé dans une croisade contre les influenceurs, a fait la publicité pour ce numéro de "Complément d'enquête" sur Twitter en allant même jusqu'à mettre votre visage à la place de sa photo de profil. Comment avez-vous vécu cette période ?
C'était troublant. J'ai reçu de nombreux messages, y compris de la part de la communication de France Télévisions, qui pensait que c'est moi qui tweetait des messages insultants parce que Booba avait mis ma photo. En plus, des dizaines de comptes ont imité Booba et ont mis ma photo ! Nous, nous faisons des enquêtes à charge et à décharge, et on prend soin de ne pas donner l'impression d'appartenir à tel ou tel clan. Donc même si Booba dit des choses vraies sur les influenceurs, il est lui aussi visé par une plainte pour cyber harcèlement (par Magali Berdah, ndlr). C'est ce qu'on a signalé dans le sujet diffusé.
Avez-vous eu des échanges avec Booba ?
Nous avons essayé de le contacter en amont, mais il ne nous a jamais répondu. Donc, non, je n'ai jamais eu de contact en privé avec lui.
Une des co-réalisatrices de l'enquête sur les influenceurs, Rizlaine Sellika, a affirmé sur le plateau de "Touche pas à mon poste" avoir subi des pressions de la part des rédacteurs en chef et du producteur de "Complément d'enquête" pour ne pas venir parler du sujet dans l'émission de C8. Est-ce la vérité ?
Nous n'acceptons pas toutes les sollicitations. Dans le cas présent, nous en avons discuté en interne. Pour l'anecdote, j'ai même eu Cyril Hanouna au téléphone qui a essayé de me convaincre de venir sur son plateau. Je lui ai dit qu'on aimerait bien faire son portrait et que cela pouvait donc être du donnant-donnant : je viens sur son plateau et il accepte d'être interrogé. Il m'a répondu que son patron ne le laisserait jamais participer à "Complément d'enquête". Donc nous n'avons pas souhaité donner de suite favorable à sa demande. Rizlaine est une journaliste indépendante, elle a souhaité y aller en son nom propre. C'est son choix. On a le droit d'être en désaccord, tout en gardant des relations cordiales.
"Complément d'enquête" réalise sa meilleure part de marché depuis 2012 et son arrivée dans la case du jeudi en deuxième partie de soirée. L'audience est-elle un critère essentiel pour vous ou un indicateur parmi tant d'autres ?
Quand on part sur une enquête, ce n'est pas un critère. Et comme on a une bonne moyenne, on sait qu'on peut se permettre quelques ratés d'audience tant que c'est journalistiquement intéressant. Par exemple, l'an dernier, on était très fiers de nos enquêtes sur les frontières, sur une opération secrète de la France en Egypte... Ou encore sur les crimes de guerre en Ukraine, qui est loin d'être notre meilleur score, mais qui nous a permis de gagner le prestigieux prix Europa de la meilleure investigation européenne de l'année.
"Nous avons beaucoup de menaces de procès, mais rarement des procès"
Livrer un sujet frais par semaine, n'est-ce-pas une gageure ?
Oui, c'est compliqué. En plus, nous ne faisons que des sujets "à emmerdes" pour parler familièrement. On fait environ 30 numéros par an. Et avec le virage "investigation" amorcé l'année dernière, tout le monde nous attend au tournant. On travaille beaucoup. Disons que je ne me bats pas pour avoir des cases supplémentaires (sourire).
Y a-t-il des procédures judiciaires en cours contre "Complément d'enquête" ?
Nous avons beaucoup de menaces de procès, mais rarement des procès (Patrick Balkany a attaqué l'émission pour violation du secret de l'instruction. Selon France 2, c'est à ce jour la seule plainte dont les équipes ont connaissance depuis l'an dernier, ndlr).
Le budget 2023 de France Télévisions s'annonce serré puisque la présidente Delphine Ernotte cherche encore 45 millions d'euros. Craignez-vous un impact pour les moyens dédiés à "Complément d'enquête" ?
Nous n'avons pas eu de signaux allant dans ce sens-là. Les journalistes font déjà très attention aux dépenses, ils travaillent énormément, et la direction le sait. Pour se différencier, le service public a besoin d'une investigation forte et je pense que tout le monde en a conscience.
Avez-vous le temps de faire encore du terrain ?
Oui. Je continue à faire de l'enquête, à faire par exemple des rendez-vous avec des sources pour récupérer des documents. Et l'exercice de l'interview, ça reste du terrain. L'année dernière, on est plusieurs fois partis au plus près du news, en apportant les fauteuils rouges en Ukraine ou en Irak. Je ne fais pas ce métier pour montrer ma tête à la télévision. Je reste journaliste à 100%. Ce qui m'intéresse, ce sont les interviews et les enquêtes.
En 2019, après la diffusion d'un sujet sur le glyphosate dans "Envoyé spécial", vous aviez eu des échanges tendus par tweets interposés avec la journaliste de "L'opinion" Emmanuelle Ducros, qui vous avait accusé d'être de parti pris contre ce pesticide. Vos relations se sont-elles apaisées depuis ?
Je n'ai aucune relation avec elle. Elle avait organisé une campagne de signalements au CSA (Conseil supérieur de l'audiovisuel devenu l'Arcom, ndlr) qui a fait chou blanc, puisque, après instruction, le CSA a finalement conclu que le reportage était inattaquable, équilibré et totalement rigoureux. On ne fait pas du tout la même forme de journalisme. Elle travaille à "L'opinion", qui porte bien son nom puisqu'elle donne son avis sur tout et moi, je suis un journaliste d'investigation, qui ne s'intéresse qu'aux faits. Nous ne faisons pas vraiment le même métier.
"Vincent Bolloré a épuisé tous les recours en France"
Vincent Bolloré vous a poursuivi en justice à plusieurs reprises à la suite d'une enquête que vous lui avez consacré dans "Complément d'enquête" en avril 2016. À quel stade en êtes-vous à l'heure actuelle avec lui sur le plan judiciaire ?
Si on refait l'historique, on a eu cinq procès en France, que nous avons gagnés et Vincent Bolloré a épuisé tous les recours. Il reste toujours une procédure en cours au Cameroun, à la suite du même reportage. C'est plus compliqué de nous défendre là-bas parce que c'est loin et que c'est une procédure inédite : quand un journaliste français fait un reportage pour une chaîne française sur un entrepreneur français ; normalement, ce sont les juridictions françaises qui sont compétentes. Le Cameroun est un pays où le droit à la diffamation est particulier. Contrairement à la France, on risque la prison ferme et même la détention provisoire si on se rend sur place. C'est une procédure que nous trouvons totalement déplacée et abusive mais à laquelle on est obligés de répondre néanmoins.
Cela doit avoir un coût...
Ca coûte beaucoup de temps et d'argent à France Télévisions. À l'époque, avec d'autres confrères attaqués par Bolloré, on avait plaidé pour la mise en place de garde-fous contre ces procédures-baillons. Il y a des pays dans lesquels une personne qui porte plainte abusivement peut être condamnée au montant de l'amende qu'elle a réclamée. Par exemple, Bolloré nous a demandé 50 millions d'euros, il aurait donc pu être condamné à 50 millions d'euros. Concernant une de nos procédures, il a été condamné à payer 22.000 euros pour procédure abusive, ce qui est ridicule si on compare cela au montant des frais engagés par France Télévisions.
Combien cela représente-t-il en frais de procédure ?
Je n'ai pas les chiffres précis, mais je sais que ça se compte en centaines de milliers d'euros. Ce qui est vraiment énorme.
Cela vous empêche-t-il d'enquêter sur Vincent Bolloré ?
Non. L'année dernière, nous avons fait un sujet sur Lagardère où il avait été question de Bolloré. Idem pour l'enquête sur Eric Zemmour. Notre but ce n'est pas de ne pas être poursuivi, c'est de ne pas perdre. Même si je pense qu'il serait judicieux de mettre en place un dispositif permettant d'éviter des procédures abusives, on ne s'interdit rien à cause de ces agitations judiciaires vaines.
Quel sera le premier sujet de "Complément d'enquête" à la rentrée de janvier ?
Nous ne savons pas encore. Nous allons diffuser prochainement une grosse investigation sur les difficultés d'indemnisation des victimes de pédophilie de l'Église avec une enquête extrêmement documentée sur le patrimoine de l'église qui devrait faire grand bruit.
"Complément d'enquête" en prime time, cela aurait-il du sens ?
Pour avoir travaillé en prime quand j'étais à "Envoyé spécial", je sais qu'il y a une grosse pression d'audience. Moi, ce que j'aime bien à "Complément d'enquête" en étant à 23h, c'est que nous sommes dégagés de cette pression. Dans cette case, nous sommes guidés uniquement par l'intérêt journalistique et le potentiel de révélations de nos enquêtes.