Depuis cinq ans, elle dénonce l’inaction du cinéma contre les violences sexuelles. Près d’une semaine après le procès de Christophe Ruggia, jugé pour des agressions sexuelles qu’il aurait commises sur Adèle Haenel lorsqu’elle avait entre 12 et 14 ans, l’actrice s’est exprimée ce lundi 16 décembre sur France Inter. Émue et déterminée, elle est revenue sur ces deux jours d’audiences intenses, où elle a confronté celui qu’elle accuse d’avoir abusé d’elle à l’époque où elle tournait dans le film "Les Diables" et après le tournage.
"Je suis la représentante de cette enfant qui a disparu, que personne n’a protégée. Aucun adulte n’a pris ses responsabilités", a déclaré Adèle Haenel, la voix tremblante. Les agressions de Christophe Ruggia, qui auraient été commises entre 2001 et 2004, ont eu lieu après le tournage du film, où Adèle Haenel, alors âgée de 12 ans, jouait le rôle principal. L’actrice a expliqué qu’elle se rendait chez le réalisateur presque tous les samedis, moment où se déroulaient les agressions.
Au micro de Sonia Devillers, la comédienne a dénoncé la violence systémique des agresseurs, mais aussi l’indifférence des adultes autour d’elle. "On parle d’un adulte qui s’organise pour avoir chez lui tout seul une enfant de 12 ans et l’agresser sexuellement tous les week-ends", a-t-elle martelé, précisant que "l’axe de défense de Ruggia, c’est de sexualiser l’enfant" qu’elle était. "Je n’ai jamais eu l’occasion d’être cette enfant de 12 ans, on l’a tout le temps adultisée", a-t-elle dénoncé
L’affaire avait été révélée en 2019 dans une enquête "Mediapart". Adèle Haenel y avait dénoncé l’emprise du réalisateur, durant la préparation et le tournage du film. Elle avait ensuite révélé avoir subi un "harcèlement sexuel constant", des "attouchements répétés" et des "baisers forcés dans le cou", qui se seraient produits à son domicile ainsi que lors de plusieurs festivals internationaux.
Un traumatisme qui a causé une dissociation avec sa condition d’enfant. "Cet enfant, il a toujours été responsable. Même moi, à partir de 2019, quand j'ai commencé à parler, je me suis dit que je le faisais dans MeToo en tant que femme. Et j'ai capté plus tard, c'est au fur et à mesure que j'ai compris. En fait, j'avais 12 ans. J'ai tellement oublié que je n'ai jamais eu 12 ans. On m'a toujours dit que j'étais un adulte dans un corps d'enfant, donc c'est tardivement que j'ai pris la mesure de ce que ça veut dire, un enfant de 12 ans, en fait."
Adèle Haenel a aussi exprimé son dégoût face à la manière dont la présomption d’innocence a été utilisée comme un moyen de silence. "La présomption d’innocence, qui a valeur dans le cadre judiciaire, est utilisée dans un cadre extrajudiciaire pour nous dire de nous taire", a-t-elle dénoncé. "Ça ne doit pas nous empêcher de prendre la parole dans les médias, de nous exprimer", a-t-elle insisté.
Elle est également revenue sur l’une des scènes les plus marquantes de l’audience : alors que le réalisateur expliquait avoir voulu "protéger" la pré-adolescente des conséquences du film, Adèle Haenel s’est soudainement levée, en frappant la table d’un coup de main pour hurler : "Mais ferme ta gueule !", avant de quitter la salle. "Faut voir la violence que c’est d’entendre tous ces mensonges accumulés par un homme qui a assassiné l’enfant que j’étais, qui l’a fait disparaître", a-t-elle expliqué.
La violence psychologique infligée par Christophe Ruggia a été un autre point clé de son témoignage. "L’agression de trop, c’est quand il a dit 'Adèle Haenel, c’est moi qui lui ai donné son nom'. Ce n’est pas vrai, c’est faux, c’est un mensonge et une violence de plus", a expliqué l’actrice. Une déclaration qui l’a renvoyée à la situation qu’elle vivait à l’époque, "sur le canapé" du réalisateur, où celui-ci lui disait : "Sans moi, tu n’es rien."
Adèle Haenel a aussi pointé la responsabilité des adultes qui l’entouraient, au-delà de Christophe Ruggia. "Quand je vois les images (du film "Les Diables", ndlr), je suis atterrée qu’on ait fait faire ça à des enfants, des scènes de sexe à des enfants. Et bien sûr, il y a le réalisateur, mais il y a un ensemble de corps de métier autour. Un tournage, c'est quand même une cinquantaine d'adultes", a-t-elle dénoncé.
Ce mardi 10 décembre, une peine de cinq ans de prison, dont deux ans ferme, a été requise contre le réalisateur. La procureure a demandé que la partie ferme de cette peine soit aménagée sous bracelet électronique. Elle a également requis son inscription au fichier des auteurs d’infractions sexuelles, une interdiction de contact avec la victime et l’obligation de l’indemniser. La défense, quant à elle, a plaidé la relaxe. Le tribunal rendra sa décision le 3 février.