La frontière serait-elle mince entre choix audacieux et choix dangereux ? En programmant ce dimanche 25 juin le film "J'accuse", réalisé par Roman Polanski, France 2 s'expose à relancer la polémique qui l'a entouré tant pendant sa promotion qu'après sa sortie en salles le 13 novembre 2019.
Ce long-métrage sous forme de reconstitution de l'affaire Dreyfus met en scène Jean Dujardin et Louis Garrel et a obtenu trois Césars parmi douze nominations lors de l'édition 2020 de la cérémonie de récompenses du cinéma français. Mais au-delà des célébrations cinématographiques, il a aussi été l'étincelle d'une intense colère envers le 7e art. Retour en cinq actes sur les remous causés par "J'accuse".
Poursuivi depuis 1977 aux États-Unis pour le viol de Samantha Gailey, une adolescente de 13 ans, Roman Polanski est accablé par les témoignages - parfois anonymes - de dix femmes. Tandis que "J'accuse" est sorti depuis plusieurs mois, de nouvelles accusations venues de France viennent accabler encore un peu plus le cinéaste. Dans une lettre publiée dans "Le Parisien" le 8 novembre 2019, la photographe Valentin Monnier raconte avoir été "rouée de coups" et violée par le réalisateur en 1975, alors qu'elle était âgée de 18 ans.
Car si "J'accuse" raconte l'histoire du capitaine Dreyfus condamné à tort en 1894 pour avoir livré des documents secrets à l'Allemagne, sur fond d'antisémitisme, la photographe y voit surtout une provocation au regard de ce qu'elle a subi, malgré le fait qu'aucune plainte n'a été déposée et que les faits sont prescrits. Le personnage historique auquel le film rend hommage ayant été gracié en 1899 avant d'être innocenté puis réhabilité en 1906. "Sans 'J'accuse', je serais restée dans mon silence, comme je le fais depuis quarante-quatre ans", écrit-elle.
Tandis que les équipes de "J'accuse" viennent d'entamer la promotion du film, ces nouvelles révélations à l'encontre du cinéaste mettent à mal les apparitions des deux acteurs principaux dans les médias. Louis Garrel et Jean Dujardin annulent leurs venues sur plusieurs plateaux de télévision ou derrière le micro de chaînes de radio.
Si les polémiques autour de Roman Polanski sont déjà nombreuses avant cette énième révélation, acteurs et actrices courent le risque de devoir s'exprimer sur ce nouveau coup d'éclat à l'encontre du réalisateur. Ce dernier avait déjà fait l'objet de vives critiques en août 2019, alors qu'il était sélectionné pour un prix lors du festival international du film de Venise. Exit le martelage médiatique, la promotion se limitera à de rares prises de paroles.
Malgré cela, plusieurs manifestations sont organisées pour dénoncer la sortie du film. Un hashtag #BoycottPolanski apparaît sur les réseaux sociaux au même moment où des avant-premières sont organisées dans des cinémas parisiens. Le 12 novembre, plusieurs dizaines de manifestantes interviennent à l'entrée du cinéma Le Champo, dans le 5e arrondissement de Paris. Elles dénoncent la complicité des cinémas qui diffusent "J'accuse". "En donnant de l'argent à ce genre de mec, vous leur permettez de continuer ! Vous lui donnez du pouvoir ! En allant voir son film vous faites en sorte que ce soit un cinéaste respecté. C'est scandaleux !", déplorera l'une d'elles au micro de Franceinfo. Accablé, le cinéma sera finalement contraint d'annuler la projection.
La tension voit s'affronter deux camps. D'un côté, celles et ceux qui appellent au boycott face aux autres, qui invitent à séparer l'oeuvre de son auteur. Sur vingt semaines de présence dans les salles de cinéma françaises, le film cumulera 1,567 million d'entrées dont 501.228 la semaine de sa sortie.
Mais l'annonce des nominations aux César marquera un autre tournant dans la polémique autour de "J'accuse". Le mercredi 29 janvier 2020, le long-métrage figure en tête de liste des oeuvres ayant reçu le plus de nominations pour la prestigieuse cérémonie cinématographique bleu-blanc-rouge. Les dix nominations sont vécues comme une offense par plusieurs associations féministes et par l'opinion publique.
Interrogée par RTL , Marlène Schiappa alors secrétaire d'Etat à l'égalité femmes-hommes, dénonce "le message envoyé aux femmes" par ces nominations. "Manifestement, le cinéma français n'a pas terminé sa révolution en ce qui concerne les violences sexistes et sexuelles", déclare-t-elle estimant que la sélection "ne respecte pas les femmes". Franck Riester, le ministre de la Culture de l'époque, viendra au secours de l'Académie des César assurant qu'elle "est libre de ses choix et de son mode de fonctionnement".
Tandis que le débat se poursuit, l'opposition autour du film de Roman Polanski laisse présager une cérémonie des César sous haute tension. Le 28 février 2020, alors que la cérémonie est proche de sa conclusion, Roman Polanski est récompensé par le prix du meilleur réalisateur. La comédienne Adèle Haenel à l'affiche de "Portrait de la jeune fille en feu" de Céline Sciamma "se lève et se casse". La jeune femme avait elle aussi témoigné des "attouchements" et du "harcèlement sexuel" du réalisateur Christophe Ruggia, dont elle aurait été victime entre 12 et 15 ans.
Dans une salle Pleyel comble, l'actrice se lève et quitte la salle, suivie par plusieurs autres femmes. "La honte !", s'insurge-t-elle, le pas rapide. Le film, lui, sera auréolé de trois récompenses. "Ce qu'ils ont fait hier soir, c'est nous renvoyer au silence, nous imposer l'obligation de nous taire", témoignera-t-elle au lendemain de son coup d'éclat, interrogée par Médiapart. "Ils voulaient séparer l'homme de l'artiste, ils séparent aujourd'hui les artistes du monde."
Ses propos sont relatés au même moment où l'autrice Virginie Despentes publie une tribune dans "Libération" intitulée "Désormais, on se lève et on se barre" . Ce slogan est désormais un cri de ralliement féministe appliqué au-delà du 7e art.
Si la polémique autour de "J'accuse" reste dans les mémoires, l'opinion publique passera petit à petit à autre chose. Sans vraiment oublier la tension politique causée par le film. Une tension qui pourrait être ravivée par la diffusion sur France Télévisions, partenaire du long-métrage ce dimanche.
Face à quelques remontrances lors de l'annonce de sa programmation sur France 2 et pour tuer dans l'oeuf les critiques, Manuel Alduy, directeur du cinéma et des fictions jeunes adultes et internationales de l'audiovisuel public, a défendu la place laissée au film sur la grille de la chaîne. "On suit une ligne déjà explicitée, sans rapport avec la honte", détaille-t-il. "Pas de censure des oeuvres mais pas de célébration des talents problématiques." Le même raisonnement avait été avancé au sujet des films de Gérard Depardieu, mis en examen pour viol et accusé de violences sexuelles par treize femmes dans une récente enquête de "Mediapart".