Un faux air de geek de la Silicon Valley. Vêtu d'un sweat-shirt moutarde et les pieds sur la table, Jean Massiet n'en a pas forcément l'air, mais il incarne un renouveau des émissions politiques. Le streameur qui anime depuis juin 2021 l'émission "Backseat" sur Twitch, une plateforme de vidéo en direct prisée des jeunes, a trouvé la formule pour recréer un lien entre ce public et la politique qu'ils sont nombreux à avoir délaissés.
C'est dans un local du quartier Gambetta à Paris - qui d'extérieur ne paye pas de mine - que la magie opère. À 17h déjà, une vingtaine de petites mains s'activent au rythme de "Party for one" (Mama's Gun) pour préparer l'émission du soir. Un rendez-vous hebdomadaire suivi par 10.000 à 20.000 personnes par semaine. "En nombre de viewers uniques, qui est comparable aux téléspectateurs et en comptant les replays, chaque émission fait entre 250.000 et 350.000 vues", précise Jean Massiet. Si le nombre compte, à ses yeux, le plus important est bien de toucher "les jeunes en divorce avec la politique, pas les militants ou les étudiants en sciences politiques. Ceux qui ne lisent jamais un article de presse, ne cliquent jamais sur une vidéo s'il y a une cravate". Et c'est là tout le défi.
Ce que ces spectateurs du web n'imaginent pas, c'est la logistique millimétrée qui est mise en oeuvre. Rares sont les émissions du net à disposer de sept caméras et d'une régie solide. Pourtant, à l'image, on garde ce petit charme du fait maison. Ce n'est pas un hasard. Jean Massiet le sait, pour toucher les jeunes (le spectateur moyen est un homme de 24 ans) il faut adopter ses codes. "On a un côté jean, basket, t-shirt. On se tutoie et on dit des gros mots. On est à la maison", reconnaît le streameur. C'est cet aspect artisanal qui fait que, même lorsqu'un pépin technique arrive, comme une panne d'éclairage ou une console qui ne répond plus, le public n'est pas choqué.
Quand on parle de talkshow, le réflexe est de penser à la télévision. Oui, certains aspects de "Backseat" laissent croire à une émission du petit écran. L'actuelle société de production Equal Prod a permis de professionnaliser le programme. À son lancement pour et pendant la présidentielle, dans un petit studio d'Ivry-sur-Seine, l'esthétique était moins travaillée et le ton n'était pas forcément trouvé.
Comme à la TV, on retrouve une figure centrale (Jean Massiet), des chroniqueurs charismatiques, des invités, un conducteur qui dicte la liste des sujets... Mais la comparaison s'arrête là. "Si on était en à la TV, on passerait notre temps à dire qu'on est trop longs", ironise l'un des coproducteurs. "Backseat" est donc un pur produit du numérique. Il s'agit d'abord d'une émission de plateau, avec son public, environ 40 personnes. Ensuite d'un live Twitch. Mais aussi de replays sur Youtube et d'un podcast. Des plateformes ayant chacune leurs grammaires, mais le programme réussit, avec un peu de montage, à se transposer.
L'un des aspects les plus important de cette émission, c'est l'engagement. Les personnes derrière leur écran ne sont pas de simples spectateurs. Ils peuvent discuter entre eux ou avec l'équipe en plateau via le tchat. C'est cette proximité entre l'émission et son public qui lui permet littéralement d'exister. Pourquoi ? Car elle est aujourd'hui financée grâce à des dons, et la recherche de sponsors. Puisqu'il s'agit de l'argent des fans, Jean Massiet s'oblige à une transparence totale. "Une saison de 'Backseat' coûte entre 400.000 et 500.000 euros", soit 16.000 euros par émission. "Si on avait été à la télévision, il aurait fallu ajouter un 0", plaisante le streameur. Il n'a pas tort.
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Ces donateurs sont ensuite ceux qui remplissent la salle. Parfois, ils viennent de loin, y compris de l'étranger, pour assister à la séquence. D'autres sont venus plusieurs fois. "Cinq fois pour moi, quand on aime on ne compte pas", explique avec enthousiasme Alexandre. Un choix qui n'est pas forcément le plus judicieux, l'émission étant un tantinet plus agréable devant son écran que dans la salle, pour des raisons acoustiques.
Cette rigueur, ce ton et ce public font de "Backseat" un passage nécessaire pour une partie de la classe politique - surtout de gauche, comme le déplore son hôte. "Les responsables politiques sont très lucides sur le divorce entre une bonne partie des citoyens et la politique, notamment les jeunes. Ils ont parfaitement conscience quand je les invite que je leur donne l'opportunité de s'adresser à un public qui les a pour beaucoup jamais vus. Ça nous donne une force de frappe assez importante et nous permet d'avoir accès à des politiques de premier plan", décrypte Jean Massiet. Il a donc pu, pendant la présidentielle, recevoir une bonne partie des candidats. Au palmarès de l'émission, des députés, des ministres, des chefs de parti... "On attend Macron", plaisantent les chroniqueurs Malek Délégué et Sasha Beckermann, également journaliste au "JDD".
Parfois, "Backseat" dame même le pion aux médias traditionnels. Le jour de la première mobilisation contre la réforme des retraites, Philippe Martinez s'est rendu sur leur plateau, il aurait même refusé de se rendre chez TF1 et France 2 pour les privilégier. Rebelotte pour l'émission du 23 mars. Alors qu'une autre journée de mouvement social s'est tenue, le chef de rang de la CFDT a préféré se rendre chez eux pour sa première prise de parole. "Ça m'aide à parler à un public jeune. J'en ai parfois marre des chaînes d'informations en continu où on nous pose 25 fois la même question", confie-t-il à puremedias.com. Par contre, l'extrême droite n'est pas la bienvenue. Un choix assumé par Jean Massiet qui refuse d'inviter ces personnalités portant pour valeurs le "rejet de l'autre" et la "discrimination". Il reconnaît qu'inviter Marine Le Pen ou Éric Zemmour pourrait faire monter son audience mais refuse de "jouer à ce jeu".
Bien installée, "Backseat" n'est pas prête d'être déprogrammée. Sans qu'une feuille de route claire ne soit donnée, l'équipe espère développer son concept hors du format d'émission. Pour ce qui est de cette dernière, continuer à la professionnaliser, affiner la formule. Sans jamais perdre leur mission principale : Rafistoler le lien entre jeunesse et actualité politique.