Son témoignage lui a-t-il coûté la vie ? Le 13 janvier dernier, France 24 diffusait un reportage signé Erwan Schiex, Michel Mvondo et Tristan Le Paih et consacré à l'opération Barkhane, dans le cadre de laquelle des soldats français sont déployés depuis plus de cinq ans dans la zone sahélo-saharienne pour lutter contre les groupes djihadistes, avec l'appui des armées locales. Un reportage long de plus de six minutes, qui voyait notamment des soldats aller à la rencontre de villageois de Léhéhoy, au Mali, "une bourgade qui serait une plaque tournante logistique des bandes terroristes entre le Mali et le Niger", comme le décrivait la voix-off.
Parmi les témoins interrogés par les journalistes de France 24 figurait un éleveur nommé Sadou Yehia, s'exprimant à visage découvert et en français sur le racket dont il se disait victime de la part des terroristes. Les familles devraient s'acquitter d'une somme annuelle comprise entre 80 euros et 800 euros "en fonction de la taille de leur troupeau, des bêtes surveillées de près par les djihadistes", expliquait le journaliste.
L'éleveur, lui, faisait part de sa résignation face à la situation : "On ne voit aucun coin où on va aller parce que toute la zone est occupée. (...) Tu veux ou pas tu payes", expliquait-il. Or, quelques semaines seulement après la diffusion de ce sujet, le 5 février dernier, Sadou Yehia a été enlevé "par des individus armés puis ramené et exécuté par ceux-ci dans son village", a annoncé sur Twitter le journaliste indépendant Walid Ag Menani, qui collabore notamment pour TV5 Monde. Sa mort est intervenue trois jours plus tard, soit le 8 février.
Cette annonce a provoqué un certain émoi au sein de la rédaction de France 24, notamment de la CGT de France Médias Monde, la société qui chapeaute la chaîne internationale d'information en continu. Les représentants syndicaux ont notamment mis en cause dans un communiqué le choix de leur chaîne de ne pas flouter le visage de l'éleveur dans le reportage.
La direction de France 24 a répondu à la polémique dans un article publié en ligne mercredi soir. "Ce dimanche 9 février, quand des échanges sur les réseaux sociaux nous ont appris sa mort, toutes les équipes qui avaient contribué à ce reportage, à Bamako ou à Paris, ont été profondément bouleversées", tient-elle à affirmer en préambule. Et de constater : "Sur ces mêmes réseaux sociaux, certains semblaient établir un lien entre le reportage et son décès. Voire nous en tenir pour responsables. C'est ajouter une accusation terrible et injuste à l'horreur".
La chaîne dirigée par Marie-Christine Saragosse met en avant le délai entre le tournage, la diffusion et la mort du témoin pour se dédouaner. L'équipe de France 24 a en effet tourné entre le 7 et le 14 décembre 2019, pour une diffusion du reportage le 13 janvier 2020, tandis que Sadou Yehia a été enlevé le 5 février dernier et assassiné le 8. "Les délais importants entre le tournage, la diffusion et l'assassinat montrent le caractère spéculatif de ce qui est présenté hâtivement par des commentateurs comme une causalité certaine".
Enfin, pour France 24, le débat autour du floutage est une non-question "dans une zone où les terroristes savent tout et sur tous, sans délai, de la présence des militaires dans les villages, à l'identité des habitants qui leur parlent". "Rien ne permet d'affirmer que le floutage de Sadou Yehia lui aurait garanti une quelconque sécurité. Dans ce contexte, l'anonymisation est illusoire", estime la chaîne d'information, qui conclut quelques lignes plus tard : "Oui, nous sommes profondément atteints par cet assassinat barbare. Non, nous ne pouvons accepter d'en être désignés comme les coupables dans une inversion insupportable des responsabilités".