Troisième partie de notre journée spéciale Elise Lucet. La journaliste nous parle ici de sa conception du journalisme. Elle dénonce "le journalisme poli" de certains de ses confrères et défend une vision "punk" du métier. Quitte à faire l'objet de menaces...
Propos recueillis par Benoît Daragon et Benjamin Meffre.
puremedias.com : "Cash" met en lumière votre côté militant...
Elise Lucet : On n'est pas militant mais on incarne une certaine forme de journalisme auquel on croit profondément, oui ! On pense qu'en tant que journaliste, notre rôle c'est de faire la lumière sur les sujets qu'on aborde. Nous, on fait du journalisme offensif, poil à gratter, plutôt à l'anglo-saxonne. On fait l'émission qu'on aurait aimé voir en tant que téléspectateurs.
Vous trouvez vos confrères trop frileux?
Il y a un journalisme poli, et pas assez curieux vis-à-vis des communicants. J'ai présenté pendant dix ans "Pièces à conviction" et je n'en pouvais plus de m'entendre dire par tous les communicants qui entourent le monde des affaires et des politiques : "on a bien réfléchi et on va pas pouvoir répondre à vos questions". Et on entendait dans tous les magazines d'investigations "Monsieur Machin n'a pas souhaité répondre à nos questions". Eh bien stop !
Il y a toujours une séquence où vous dénoncez la communication !
Le point de départ de "Cash", ça a été de chercher à contourner le monde de la communication. Ce ne sont pas les chefs d'entreprises qui décident si on doit faire notre enquête ou pas. Nous sommes journalistes et c'est nous qui décidons si on traite un sujet ou pas. Quand on nous dit non, on trouve le moyen d'aller parler aux personnes quand même. Poliment, toujours avec un sourire, jamais agressif, avec des infos bétons et des questions très précises.
Par leur modèle économique, et le rythme imposé par l'actualité, les médias ne peuvent pas tous enquêter...
Je le sais très bien puisque je présente tous les jours le journal de 13h ! Donc je ne flingue pas les journalistes qui font de l'info quotidienne ! Je sais à quoi on est soumis : la rapidité, la réactivité, etc. Il y a deux rythmes de décryptage de l'actualité. Et c'est bien qu'il y ait les deux ! Pour avoir la bonne distance, il faut du temps. Et grâce à "Cash", on en prend. Les vrais documents, les vrais témoignages intéressants arrivent au bout de deux ou trois mois d'enquête. C'est un luxe de pouvoir se laisser une semaine pour réfléchir à une info. Les gens qui travaillent dans un rythme quotidien ne peuvent pas faire de l'info comme nous.
Vous trouvez que les autres chaînes ne font pas d'enquête ?
Sur Canal, "Lundi investigation", c'est bien !
Et "Capital" par exemple, c'est de l'enquête ou un magazine de conso ?
Ca dépend des numéros... Mais, par exemple, dans "Pièces à conviction", on avait fait un grand sujet sur un homme qui prouvait que les jeux de grattage étaient pipés. Eh bien "Capital" avait commencé cette enquête et l'avait cessée au bout de quinze jours. Et nous, qui diffusions pourtant le loto jusqu'à la semaine dernière, on nous a laissé la faire ! Patrice Duhamel m'a dit : "Fais ton travail avec sérieux et rigueur."
Les enquêteurs sont soumis aux pressions des annonceurs ?
Tant mieux s'il y a des menaces, c'est qu'on fait notre travail ! J'ai beaucoup de chance de travailler dans le service public. Chez les chaînes privées, les annonceurs ont une place beaucoup trop importante. A France Télévisions, il y a de la pub aussi. La régie publicitaire nous regarde parfois avec des yeux noirs mais on nous laisse tranquille. L'investigation est une carte maîtresse pour France 2. Il faut la développer plus encore dans nos chaînes. Cette liberté de ton, les chaînes privées ne l'ont pas.
Vous avez combien de procès sur le dos ?
Zéro ! C'est notre grande fierté ! Chaque émission est visionnée au moins quatre fois par notre service juridique. Avant les tournages, on regarde avec eux ce qu'on a le droit de faire ou pas, jusqu'où on peut aller. Notre niveau de préparation juridique bluffe souvent nos interlocuteurs. On n'est pas des cow-boys, tout est préparé et réfléchi pour qu'on ne se fasse pas piéger après.
Il y a eu des menaces de procès quand même ?
Oui, on en a pas mal ! Sur le déjeuner BAT, on a eu je ne sais combien de lettres recommandées de menaces de procès. Mais nous, on savait qu'on ne risquait rien juridiquement car le truc avait été bétonné en amont. Donc on n'a pas plié.
Et un "Cash" sur la politique, c'est possible ?
Oui, on ne se l'interdit pas. L'argent touche tous les milieux !
Vous avez l'intégrale des films de Michael Moore à la maison ?
Ses films ont fait partie de notre réflexion quand on a créé "Cash". L'impertinence et la forme chez Michael Moore me plaisent beaucoup. J'ai dit à l'époque à mes équipes qu'on allait faire un magazine un peu "michaelmooresque". Par contre, je n'aime pas du tout sa manière de partir d'un présupposé, d'être souvent militant. Nous, à "Cash", on se l'interdit.
On vous découvre très drôle dans cette émission !
Ca me surprend toujours que les gens ne s'en soient pas rendu compte avant ! (rires) J'ai toujours été comme ça et cette émission est celle qui me ressemble le plus depuis que je fais de la télévision. Tant mieux si les gens découvrent une facette de ma personnalité qui fait vraiment partie de moi ! Oui, j'ai un coté punk ! Quand j'étais ado, je m'habillais avec un grand imper noir, des pantalons noirs et un seul gant noir. J'ai supprimé toues les photos, ne perdez pas votre temps à enquêter sur ça !
> Elise Lucet, l'interview P1 : "Nous ne sommes pas les chevaliers blancs de l'info"
> Elise Lucet, l'interview P2 : "Je ne pourrais pas travailler pour une chaîne d'info en continu"