Annie Lennox© Mike Owen
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Elle dispose de l'une des voix les plus connues de la pop, et a signé des tubes aussi bien avec Dave Stewart à l'époque d'Eurythmics qu'en solo. Annie Lennox a huit Brit Awards à son actif, 80 millions de disques vendus en trente ans de carrière, et elle a sorti il y a quinze jours un album qui lui tenait à coeur, "A Christmas Cornucopia", dans lequel elle revisite avec nostalgie certains classiques de Noël.De passage à Paris, la chanteuse britannique a accordé une interview à Ozap, et en dit plus sur ce projet dont elle rêvait depuis de nombreuses années, projet qui touche au religieux mais qu'elle espère universel. Annie Lennox évoque également les dérives de la religion, de la politique et de la célébrité, un concept devenu omniprésent depuis les années 90 et qu'elle ne comprend pas. La chanteuse regrette également la puissance des télé-crochets et l'attitude de l'industrie du disque, sans cesse en quête de formules magiques plutôt que de vrais talents. Entretien.
Ozap : Le terme "Cornucopia" est très rare dans la langue anglaise. Pourquoi l'avoir choisi ?
Annie Lennox : Le mot m'est venu comme ça. Si tu es quelqu'un de créatif, il y a toujours un processus de réflexion en toi et un jour ce mot est juste arrivé comme ça. Je pense que je n'ai jamais entendu le mot utilisé dans une phrase, sauf peut-être quand j'étais enfant et que je lisais les livres de ma grand-tante. Et je cherchais un titre... Je voulais quelque chose de très différent, d'un peu décalé, un peu rigolo. Je voulais quelque chose de nostalgique, mais pas trop sérieux, parce que je ne le suis pas. Personne ne dit plus "Cornucopia" aujourd'hui, même des journalistes anglophones m'ont déjà posé cette question. Mais est-ce qu'il y a une traduction française ?
Oui, il y a un équivalent, c'est le concept de corne d'abondance.
Oh, c'est très joli ça, (en français) "la corne d'abondance". Donc c'est bien un concept universel, l'idée d'une richesse, d'une abondance. Ce mot, pour moi, permet de transmettre la nostalgie que j'essaie de faire transparaître dans ce disque qui est malgré tout contemporain.
Quand on écoute l'album, on se rend compte rapidement qu'il est très travaillé, très réfléchi, que vous avez vraiment fait attention à chaque détail et que vous avez beaucoup travaillé. Ca va un peu à l'encontre de ces albums de Noël vite faits, parce qu'on peut dire que c'est devenu tendance d'en faire. Tout le monde veut son album de Noël...
Oui, c'est ce qu'on m'a dit. Mais moi je ne savais pas, je ne m'en étais pas rendu compte, que tout le monde faisait un album de Noël. Moi, je voulais juste en faire un, non pas pour dire de le faire, mais pour enregistrer ces chants pour la postérité, et le faire à ma façon. C'est un travail que j'ai fait par amour. Chaque jour, j'allais en studio, que ce soit au printemps, en été ou en automne, et c'était toujours un plaisir indéniable. Et quand j'écoute les chansons, je n'aurais pas pu faire mieux, j'ai fait de mon mieux. Tout le monde écoute de la musique, certains détestent un truc, d'autres l'adorent, mais peu importe. C'est moi qui dois être contente de ce que j'ai fait. Et quand j'écoute cet album, je suis contente. Les gens peuvent l'adorer ou le détester.
L'honnêteté et le travail que vous avez mis dans cet album est rare quand on parle d'albums de Noël, qui sont souvent des projets opportunistes. Ca vous ennuie que certains de ces autres albums de Noël se vendent plus que le vôtre ?
Je n'ai aucun pouvoir sur le marché de la musique actuel. Les gens veulent ce qu'ils veulent. Ce que moi je fais, c'est faire la musique le mieux possible à mes yeux. Alors bien sûr, j'adorerais que l'album cartonne, ce serait fantastique. Mais faire de la musique qui me correspond, c'est ça le plus important. Et l'aspect visuel est important aussi. Je voulais proposer quelque chose qui est comme un vieux disque de collection. Les gens téléchargent tout aujourd'hui, et on n'a plus rien en physique. Moi, je voulais un disque dont les gens disent "Wow, c'est un vrai objet souvenir" quand ils le voient en magasin. Je suis une grande fan de livres, j'adore ça. Les magasins de livres, c'est le paradis pour moi. Donc quand je fais un disque, je veux qu'il ait de la valeur physique, que les gens aient envie de l'avoir. Et à l'intérieur, il y a ce petit livret avec les paroles de tous ces chants, pour que les gens puissent chanter en même temps. Ce sont des petites choses comme ça que j'aime. C'est un nouveau disque, avec un son frais et original, mais ce sont des chansons traditionnelles, et j'aime l'idée que ça intègre la culture contemporaine.
Vous êtes nostalgique face à la consommation actuelle de la musique ? Vous parlez de la valeur de la musique, mais on a l'impression qu'elle en perd chaque jour...
C'est clair. En termes de ce que les gens sont prêts à payer, effectivement. Mais c'est étrange : on fait cette musique, mais comment en vit-on, si on donne tout ? Starbucks ne donne pas ses cafés gratuitement. Personne ne donne rien gratuitement. Et c'est vrai que ça me dérange. D'un côté, j'ai envie de proposer un bel objet avec un prix juste, et que les gens soient heureux d'avoir. Mais de l'autre, on ne peut rien faire contre la technologie. En réalité, c'est l'industrie du disque qui est en tort : elle n'a pas protégé les artistes comme elle aurait dû le faire. Ils ont mis beaucoup trop longtemps à réagir. Quand on a eu Napster, ça a tout écrasé comme un bulldozer. Et c'était trop tard. Beaucoup de maisons de disques et de managers se sont fait de l'argent sur le dos de l'artiste, mais j'ai eu de la chance, j'ai pu faire ma vie à travers la musique, à proposer des albums, des clips créatifs - du moins j'espère. Je ne peux pas prédire l'avenir, mais je ne sais pas comment les artistes vont pouvoir protéger leurs droits d'auteur aujourd'hui.
Vous êtes curieuse ? Effrayée ?
Non, je n'ai pas peur. Je ne crois pas à la vie dans la peur. De quoi devrais-je avoir peur ? Pour moi, il n'y a aucune raison, mais c'est vrai que pour les jeunes artistes, c'est plus difficile. Comment vivent-ils ? Je sais que beaucoup d'artistes s'en sortent avec les concerts, mais je ne suis pas à l'aise avec l'idée que les gens prennent la musique gratuitement. Il y a quelque chose qui cloche là-dedans. C'est illégal. Mais parlons d'autre chose... Ca ne m'obsède pas, si tu vois ce que je veux dire. J'arrive très bien à dormir. Mais je n'arrive pas encore à l'accepter.
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Dans le livret de l'album, vous parlez de religion, et vous évoquez notamment le fait qu'elle est trop souvent utilisée pour justifier des actes de haine, de violence ou de discrimination plutôt que des choses positives...
Oui... Ce n'est pas une critique de la religion en soi, évidemment, parce que la foi est une bonne chose, en tout cas elle devrait être une bonne chose. Ce que je ne comprends pas, c'est quand des gens disent qu'ils sont croyants, et qu'ils se réfèrent à la Torah, la Bible ou n'importe quel livre sur lequel leur religion est basé, mais qu'ils ne font pas preuve de compassion, ou quand ils sont intolérants ou méchants. Ca, pour eux, c'est secondaire, et ce qui est le plus important est ce que dit tel ou tel livre, telle ou telle règle, "et voilà ce qu'on pense que tout le monde devrait faire, et on a raison, et tous les autres ont tort". Selon moi, si les leaders religieux du monde étaient plus raisonnables, plus tolérants, et qu'ils comprenaient que le monde est très varié - et il l'est de plus en plus - et qu'on a besoin de vivre avec plus de tolérance ; si toutes les religions avaient ce message de base, qu'il faut être aimant, gentil, tolérant, je pense que toutes les différences à cause desquelles on se bat n'auraient plus lieu d'être. Evidemment, j'ai l'air très idéaliste en disant ça, mais c'est du bon sens.
Beaucoup de gens manquent de bon sens...
Ils sont en tout cas étroits d'esprit. Ignorants. Ils ont ces oeillères, et eux ont raison mais tous les autres ont tort. Plutôt que de se dire "Je suis comme ça, je crois telle ou telle chose, et il y a plein d'autres gens qui croient d'autres choses".
Vous êtes très active sur le plan humanitaire, mais avez-vous déjà pensé à vous engager en politique ?
Non. Ce que je fais est politique, d'une certaine façon, car c'est lié à des problèmes sociaux et humains. Mais faire de la politique, avec un grand P, adhérer à un parti, non. J'ai perdu la foi que j'avais pour les politiciens. Le travail qu'ils font est très important bien sûr, mais je préfère me concentrer sur un travail auprès des organisations non-gouvernementales, qui sont au coeur de certains problèmes. A la limite, je pourrais servir de porte-parole, faire du lobby pour pointer du doigt auprès des hommes politiques ce qu'ils ne font pas.
En parlant des hommes politiques, certains sont coupables des mêmes dérives que certains leaders religieux, jouant sur la discrimination, la différence, la peur de l'autre... Comment vous voyez ça ?
C'est très décevant. Le monde évolue et change sans cesse, et la technologie y est pour beaucoup. Et pourtant, les opinions des gens sont très polarisées. D'un côté, il y a une homophobie incroyable dans certains pays, et dans d'autres, tout ça est derrière nous - enfin j'espère - et on comprend que peu importe l'orientation sexuelle d'une personne, ça n'en fait pas un être humain inférieur pour autant, et qu'elle a les mêmes droits que les autres. Toute cette histoire de mariage gay, personnellement, je ne vois pas pourquoi deux hommes ou deux femmes ne pourraient pas sa marier ! C'est un choix individuel, et je pense que la loi devrait soutenir ce choix. Mais dans d'autres pays, on est pendu si on est gay. On vit à une époque très étrange...
Revenons-en à l'état du marché musical. On dit de plus en plus qu'il y a moins de création, plus d'imitation, peut-être parce qu'il y a moins d'argent et donc que les maisons de disques veulent prendre encore moins de risques...
Je pense que depuis toujours, le côté business de l'industrie cherche la formule magique, qui permet de s'assurer que, quand on investit de l'argent, le retour sur investissement sera important. C'est un peu comme chercher la poule aux oeufs d'or. Mais la créativité ne peut jamais garantir le succès, au contraire, puisque la créativité, c'est le fait de passer outre les limites, d'inventer de nouvelles formules, d'expérimenter et de ne pas se répéter. C'est un peu ce que représentent ces concours de chant, ces télé-crochets qui sont absolument partout. Ca, c'est la nouvelle formule supposée magique, avec le public, les juges, les candidats qui passent devant eux. Certains sont ridicules et on se moque d'eux, on les envoie à la mort, c'est un peu la version moderne des gladiateurs. Parfois, un candidat arrive et il est extraordinaire, et c'est nous qui l'avons découvert, et on l'envoie dans l'usine à saucisses et tout est déjà prévu afin de maximiser le succès. Il y a des contrats avec un grand quotidien, avec un site internet, afin qu'on en parle le plus possible. Mais on n'a aucun pouvoir là-dessus, c'est ce que le public veut. C'est une culture de nivellement par le bas. Pourtant, il y avait de très bons programmes musicaux avant, mais ceux qui permettaient de voir des artistes innovants n'ont presque plus de place aujourd'hui. Moi, j'attends de voir des gens qui font des choses que je n'ai jamais vu.
Dans une interview à Paris Match récemment, vous parlez de votre célébrité, et du fait qu'elle a été difficile à supporter au début de votre carrière. Vous feriez les choses autrement si vous pouviez revenir en arrière ?
Non. Je pense que j'ai réagi à la situation dans laquelle j'étais, et on peut rien y faire. Ce mot, "célébrité", c'est devenu quelque chose d'énorme dans les années 90, comme une sorte d'industrie. Avant ça, les gens étaient connus, reconnus, mais on n'utilisait pas le mot "célébrité", qui est devenu omniprésent aujourd'hui. Tout le monde est une célébrité. Et je n'ai jamais été à l'aise avec ça parce que je suis une artiste, je fais de la musique, et c'est pour ça que je veux être connue. Ce n'est pas une question de qui sont mes amis, quelle robe je porte ou quel shampoing j'utilise. Ca n'a rien à voir avec ça. Je pense que j'ai très bien géré ça, parce que je l'ai fait à ma façon. Je n'ai jamais fait de compromis, j'ai protégé au mieux mon intégrité. Et il faut y travailler.
Il y a heureusement des côtés positifs : vous avez la chance de faire la musique que vous souhaitez faire, et vous pouvez défendre des causes qui vous sont chères.
Oui, absolument. C'est un peu comme tout. Il y a des avantages, des inconvénients. Et si je ne voulais pas faire ce métier, je dirais "ça suffit, je ne veux plus le faire". Jusqu'à aujourd'hui, je le fais à ma façon. C'est un peu différent de ce que font les autres, qui veulent être en Une des magazines. Moi, parfois, je suis dans les magazines, dans les dernières pages plutôt. Mais je n'ai jamais eu cette faim de célébrité avant tout. J'ai toujours pensé qu'être célèbre, c'était le résultat d'un travail.
Quels sont vos projets, après cet album de Noël ? Vos fans attendent déjà un nouvel album studio et une tournée...
Oh mon Dieu ! (Rires) Qu'est-ce qui va suivre ? Je n'en sais rien ! Ils veulent un nouvel album et une tournée, et bien ils devront attendre ! (Rires)
Ils sont très exigeants !
Oui ! (Rires) Je ne sais pas, je déciderai ce que j'ai envie de faire après ça. Je n'ai pas encore choisi, et je vais prendre mon temps. Je travaille sur "A Christmas Cornucopia" depuis le mois d'octobre 2009, et ça a été génial, mais j'ai besoin d'une pause. On a parfois tendance à se laisser pousser, mais pas moi.