Lorsque la nouvelle de l'arrestation - finalement fausse - de Xavier Dupont de Ligonnès en Ecosse est tombée il y a près d'un an, le 11 octobre 2019, ils ont sans doute été les seuls en France à ne pas se réjouir. Ils, ce sont Pierre et Sarah Aknine ainsi qu'Anne Badel, respectivement réalisateur, productrice et scénariste d'"Un homme ordinaire", une mini-série en quatre épisodes que M6 diffuse ce soir et qui a pour toile de fond la fameuse tuerie de Nantes avec Arnaud Ducret et Emilie Dequenne dans les rôles principaux. C'est d'ailleurs Pierre Aknine qui a annoncé la nouvelle de l'arrestation à son comédien.
La première réaction d'Arnaud Ducret a été de croire à une blague. "Ce n'était pas un coup de pub pour nous parce que la réalité est plus forte que la fiction", a expliqué l'intéressé lors d'une rencontre avec la presse. "J'étais dégoûté, même si on aimerait savoir la vérité par respect pour les victimes", poursuit-il. Finalement, fausse alerte puisqu'on apprendra dès le lendemain matin que c'est un parfait inconnu qui a été confondu avec le père de famille soupçonné d'avoir tué sa femme, ses quatre enfants ainsi que leurs chiens à Nantes, en avril 2011.
Le réalisateur Pierre Aknine avoue lui aussi avoir craint que le projet sur lequel il travaille depuis trois ans ne tombe à l'eau sur le moment. "C'était un week-end de fou. Je me suis dit qu'on était morts", résume celui qui a déjà signé la mini-série "Souviens-toi" début 2018, où une fillette était témoin du triple meurtre de ses parents et de son frère. S'il s'agissait d'une histoire fictive, ce n'est donc pas le cas pour "Un homme ordinaire", une fiction pour les besoins de laquelle l'équipe de cette production Capa Drama a mené un vrai travail d'enquête.
Le déclic ? Un simple reportage diffusé à la télévision. "J'ai vu une émission sur Planète, consacrée à John List, qui établissait des similitudes avec l'affaire Dupont de Ligonnès. Je me suis donc dit qu'il y avait un sujet à faire là-dessus", résume le réalisateur. L'affaire John List a défrayé la chronique aux Etats-Unis : cet homme a abattu de sang froid sa mère, sa femme et ses trois enfants avant de s'enfuir et de rester introuvable pendant 18 ans. Malgré une nouvelle apparence et une nouvelle identité, il a fini par être confondu par un ami en 1989 après une émission télévisée. Jugé et condamné à la prison à vie, il est mort en 2008. L'affaire a d'ailleurs inspiré TF1 en 2019 avec "La part du soupçon", portée par Kad Merad.
Coïncidence troublante, Xavier Dupont de Ligonnès était en séjour aux Etats-Unis durant le procès de John List. De là à penser que le mode opératoire l'aurait inspiré, il n'y a qu'un pas, que franchit allégrement Pierre Aknine. Selon un avocat de sa connaissance, il est même probable que le père de famille ait assisté au procès, même s'il n'existe aucune preuve tangible pour corroborer cette hypothèse.
L'idée d'"Un homme ordinaire" est donc de passer pour la première fois par la fiction pour traiter du sordide fait divers nantais en développant une hypothèse sur le devenir du mystérieux père de famille, hypothèse dans laquelle la religion occupe une large place. Avant cette mini-série, M6 s'était déjà attelée à l'exercice de la reconstitution en 2018 avec "Xavier Dupont de Ligonnès, dans la tête du suspect", un mélange de documentaire et de fiction, dont la théorie principale - le suspect se serait suicidé en s'enfermant dans une pierre tombale - a laissé sceptique une partie des téléspectateurs. A commencer par Arnaud Ducret. "Je n'avais pas aimé, avoue-t-il d'ailleurs sans détours. Le filmer face caméra en train de pleurer, de regretter à la limite ses actes, je ne pense pas que les gens avaient envie de voir ça".
Malgré les hésitations de la production, le comédien a tenu à avoir une ressemblance physique avec Xavier Dupont de Ligonnès, allant même jusqu'à refaire ses lunettes à l'identique. "C'est un mec qui n'a pas de recul envers les autres. C'est-à-dire que ce que lui pense, les autres le pensent obligatoirement. C'est comme ça que j'ai construit le personnage, avec aussi ce côté gourou qu'il avait avec sa famille. Il se disait plus intelligent que les autres, mais tout ce qu'il entreprenait professionnellement était une catastrophe", analyse le comédien. "Il pense qu'il a rendu service à sa famille en les tuant. C'est en ce sens-là que ce personnage est glaçant", abonde Pierre Aknine.
Dans cette fiction, pour des raisons juridiques, Xavier Dupont de Ligonnès a été rebaptisé Christophe de Salin et l'action a été située à Lyon. Et à la différence d'un documentaire qui s'attache à la vérité des faits et prend du recul sur les différents protagonistes, la fiction implique une part de fantasme, assumée par le réalisateur. "A partir du moment où les gens commencent à vivre, à respirer et à avoir des sentiments, évidemment que tout de suite on a un point de vue", justifie Pierre Aknine.
Emilie Dequenne incarne ici une hackeuse qui mène une enquête parallèle à celle de la police. Un profil qui a existé dans l'affaire où, en l'occurrence, c'était un homme qui se cachait derrière son écran d'ordinateur. Outre ce changement de sexe, la production a également voulu développer une interaction - qui n'a jamais eu lieu dans les faits - entre la professionnelle de l'informatique et le personnage principal en proposant dès la scène d'ouverture un accrochage entre leurs deux véhicules.
"On sait très bien qu'on prend un risque en faisant une fiction sur un fait divers qui en plus n'est pas clos. Mais dans chaque situation montrée, il y a un élément de réalité", assume la productrice Sarah Aknine, interrogée bien avant la parution de la grande enquête publiée cet été par le magazine "Society" sur Xavier Dupont de Ligonnès.
Et Sarah Aknine d'ajouter : "Le rôle de la fiction, c'est d'amener une vision de ce qui a pu se passer, donc ça peut ne pas coller à la réalité". "Le dernier épisode est une invention totale. Les trois premiers, c'est la vérité", résume Pierre Aknine, qui s'est forgé au fil du temps sa propre opinion sur le fait divers : "Mon hypothèse, c'est que Xavier Dupont de Ligonnès a été aidé", souffle-t-il.