"Le projet le plus ambitieux dans la télévision américaine depuis le lancement de Fox News en 1996". Voilà comment le New York Times a qualifié le lancement aujourd'hui aux Etats-Unis de la version américaine de la chaîne d'information qatarienne Al Jazeera. Baptisée "Al Jazeera America" (Ajam), cette dernière remplacera Current TV, la chaîne de l'ancien vice-président des Etats-Unis, Al Gore, rachetée en janvier dernier en pleine déroute par les qatariens pour 500 millions de dollars.
D'un point de vue économique, le lancement d'"Ajam" ne manque pas d'interroger les observateurs. La chaîne quatarienne arrive en effet sur un marché saturé par les chaînes d'information. Le positionnement d'"Ajam" dévoilé par le directeur exécutif, Ehab al-Shihabi, peut aussi faire douter. Ce dernier prétend en effet que sa chaîne offrira "une couverture de l'info non biaisée, factuelle, en profondeur", "avec moins d'opinions, de péroraisons et de ragots sur les peoples". Problème, ce segment de l'objectivité, du sérieux et de la rigueur journalistique est historiquement occupé par CNN aux Etats-Unis. Or, à voir les audiences déclinantes de la chaîne, il semble de moins en moins séduire le public américain qui s'en détourne au profit d'une télé partisane à l'image de Fox News ou MSNBC.
La rationnalité économique ne semble de toute façon pas au coeur des préoccupations des dirigeants d'Al Jazeera. Disponible au début dans 48 millions de foyers américains, soit moitié moins que CNN, "Ajam" n'affiche pour l'instant aucun objectif d'audience. Cela ne l'a pas empêché d'embaucher 850 personnes dont quelques stars du petit écran américain comme Joie Chen ou John Seigenthaler. Côté recettes, la chaîne ne devra compter que sur 6 minutes de publicité par heure contre 15 en moyenne pour ses concurrents. Des données peu engageantes qui n'empêchent pas Ehab al-Shihabi d'assigner un devoir de rentabilité à sa nouvelle chaîne même s'il précise, repris par "Les Echos", que "l'identité journalistique" passera avant "les bénéfices".
Selon certains observateurs, l'implantation d'Al Jazeera aux Etats-Unis semble en fait répondre d'abord à un objectif statutaire. En arrivant dans un pays aussi symbolique, le groupe Al Jazeera affirme son statut de géant mondial des médias. Emettant désormais dans 130 pays et étant accessible dans 260 millions de foyer, la chaîne n'est plus celle du seul Moyen-Orient comme à ses débuts.
A cela s'ajoute une objectif d'image. Comme le souligne "Le Figaro", le groupe audiovisuel quatarien pâtit aux Etats-Unis d'une mauvaise perception héritée de l'après 11 septembre. Al Jazeera renvoit ainsi l'image d'une chaîne arabe s'adressant aux arabes et s'étant fait le porte-voix des principaux leaders d'Al-Qaïda en relayant notamment sur son antenne les nombreux messages vidéos d'Oussama Ben Laden. Tout comme le lancement annoncé d'une version française de la chaîne qatarienne, la naissance d'Al Jazeera America s'inscrit dans la stratégie d'influence de cette petite monarchie du golfe Persique.