"Cash investigation"... mais aussi "Envoyé spécial". Depuis 2016, Élise Lucet est seule aux commandes du magazine d'information des jeudis soir de France 2. Dans cette dernière partie de notre entretien avec elle, la journaliste du service public relève la complexité de proposer chaque semaine un magazine multithématiques et évoque des pistes d'évolution pour "Envoyé spécial". Elle livre enfin son analyse, en tant qu'ancien visage du "19/20" national, de la suppression à venir des éditions nationales d'information de France 3.
Propos recueillis par Ludovic Galtier
Quel bilan faîtes-vous du repositionnement d''Envoyé spécial' depuis votre arrivée en 2016 ?
Pour nous, la difficulté est de faire un magazine de prime qui ressemble aux news magazines des kiosques. C'est-à-dire dans lesquels nous pouvons voir à la fois de l'enquête, des sujets de société, des témoignages forts de l'étranger, c'est l'un des marqueurs d''Envoyé spécial'. Il est beaucoup plus compliqué de réussir dans cet exercice puisque nous ne sommes pas dans un magazine monothématique. Or, nous nous apercevons aujourd'hui que toutes les émissions qui fonctionnent plutôt bien le sont. Avec le multithématique, le pari est plus compliqué mais ce n'est pas pour autant qu'il faut l'abandonner.
"'Envoyé spécial' doit être en réaction à l'actualité et en résonance avec la vie des gens"
La chaîne est-elle satisfaite des audiences d''Envoyé spécial' ?
La réussite, c'est le rajeunissement de l'audience. "Envoyé spécial" est l'un des primes de France Télévisions avec la moyenne d'âge téléspectateurs la plus jeune. Après, sans se mentir, quand nous nous prenons du "HPI", du "Balthazar" et du "Pékin Express" en face, cette bataille du prime est très compliquée, beaucoup plus qu'en seconde partie de soirée. Est-ce qu'à un moment, on arrive à imposer des rendez-vous d'info face à la fiction, c'est cela la vraie bataille. Mais je me mets à la place des téléspectateurs : en ce moment, ils se prennent l'inflation, la réforme des retraites. Avant, ils se sont pris l'Ukraine et le covid. Que les gens, en rentrant chez eux, aient envie de regarder de la fiction, je peux les comprendre.
Qu'avez-vous essayé d'injecter dans ce magazine depuis votre arrivée ?
"Envoyé spécial" ne doit pas être "Cash". Pour autant, cela ne doit pas nous empêcher de réaliser des enquêtes poussées comme celles sur Nicolas Hulot. "Envoyé spécial", c'est aussi de très beaux portraits. À l'image de la belle histoire de ce pompier qui a sauvé un bébé au téléphone. Ce magazine doit être en réaction à l'actualité et en résonance avec la vie des gens et traiter aussi bien de la ruée sur le poêle à bois que proposer du grand reportage. A ce sujet, je viens de visionner un reportage à venir sur l'extraction du cobalt au Congo, qui va servir à la fabrication des batteries de nos voitures électriques. La manière dont notre transition écologique est en train de se faire sur le dos des Africains, c'est stupéfiant.
Quels autres sujets sont à venir dans le magazine ?
Nous sommes en train de réaliser une enquête sur la cocaïne au volant à la suite de l'affaire Pierre Palmade et une autre sur les finances de Harry et Meghan, que nous diffuserons à l'occasion de la visite de Charles III à Paris.
"Nous avons une dizaine d'enquêtes et reportages sur le feu pour 'Envoyé spécial'"
Des évolutions sont-elles à prévoir pour "Envoyé spécial" ?
En février 2023, nous sommes allés sur le terrain en Ukraine et il est vrai que pour la suite, nous réfléchissons à mêler plus souvent des reportages avec des plateaux tournés sur les lieux des reportages. Nous trouvons que cela correspond beaucoup mieux à l'émission. Nous sommes donc en train de travailler là-dessus.
Comment parvenez vous à jongler entre les deux magazines ?
Nous avons une dizaine d'enquêtes et reportages sur le feu pour "Envoyé spécial" et de l'autre côté, il y a six numéros de "Cash investigation" en cours. Il faut compartimenter, cela s'apprend de ranger son cerveau. Après, je cours tout le temps, je bosse beaucoup et j'adore ça.
Vous ne lâcherez donc pas la présentation d'un des deux magazines pour ne vous occuper que d'un autre ?
Un jour, j'en lâcherai sûrement un mais pas maintenant. Je trouve que les deux émissions me ressemblent, je m'y sens bien, j'adore les deux rédactions et ces deux exercices-là. Je ne veux pas faire de l'antenne pour faire de l'antenne : demain, on me demanderait d'aller présenter de nouveau un "JT", je dirais non merci, plus jamais. Je l'ai fait 26 ans, c'est bien !
"J'ai une vraie histoire avec le '19/20' de France 3"
Transition parfaite : il y a du mouvement à France Télévisions avec la mise en place à compter de la rentrée 2023 du projet Tempo, qui actera la suppression du "19/20" national dans sa configuration actuelle. Vous avez présenté cette édition sur France 3. Sa disparition vous chagrine-t-elle ?
Cela me fait quelque chose parce que c'est un journal auquel j'étais moi énormément attachée. J'ai une vraie histoire avec ce JT.
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À la rentrée, chaque région devrait proposer à la place son propre journal, renommé "Ici 12/13" et "Ici 19/20", à midi comme le soir...
C'est à Delphine Ernotte de vous en dire plus là-dessus. Est-ce que France Télévisions a encore suffisamment de budget pour faire des rendez-vous d'information qui ne sont pas à la même heure mais pas loin les uns des autres ou est-ce qu'il faut transformer l'un des deux rendez-vous d'information pour en faire quelque chose qui est plus axé sur les régions ? Ce n'est pas ma décision, c'est celle de la présidente.
Sur le fond, comment jugez-vous ce projet Tempo ?
Ce que je trouve hyper important et qui peut répondre à la défiance vis-à-vis des journalistes, c'est de garder un ancrage de proximité. Le journaliste parisien, qui vu d'en haut regarde ce qui se passe dans les provinces, ce n'est pas possible. En Angleterre, ils font du journalisme d'engagement. C'est-à-dire que quand ils vont parler des banlieues, un journaliste va aller s'installer, c'est-à-dire vivre pendant six mois dans une banlieue et sera apte à parler de ce qu'il voit réellement. Il y a de plus en plus une nécessité, pour retrouver cette confiance, d'une implantation de proximité et de compréhension de ce que vivent et traversent les gens. Quand Henri Sannier a créé le "19/20", c'était pour cela.
Développez-vous d'autres projets avec France Télévisions ?
Non, pas pour l'instant. Et si c'était le cas, je ne vous en parlerais pas (rires). Mais des idées j'en ai plein et pas forcément que pour moi. Je me souviens d'une discussion avec Thierry Thuillier (patron de France 2 entre 2013 et 2015, ndlr) : lorsque "Cash" a marché, je lui avais dit qu'il fallait de l'investigation partout, sur le site franceinfo.fr, dans les "JT" et résultat, il y en a.