Pan sur le bec. Journaliste et espion, telles sont les deux casquettes que Jean Clémentin, du "Canard enchaîné", a cumulé pendant plusieurs années, comme le révèle une enquête fouillée de "L'Obs". Ce chef du service politique du célèbre hebdomadaire a été recruté comme agent des services secrets tchécoslovaques - dans le camp soviétique - pour leur transmettre des informations et participer notamment à trois "mesures actives", autrement dit à des opérations de désinformation. C'est vraisemblablement par appât du gain que celui dont le nom de code était "Pipa" ("robinet" en tchèque) a accepté de remplir ces nombreuses missions entre 1957 et 1969.
"Nous sommes alors en pleine guerre froide, qui opposait bloc à bloc l'Amérique, l'URSS et leurs alliés. Pour l'Est, recruter des journalistes espions dans le camp occidental était crucial afin de recueillir des informations confidentielles et monter des opérations d'intoxication. Et particulièrement à Paris, où siégeait l'Otan", résume l'hebdomadaire.
"L'Obs" a fait cette découverte par l'intermédiaire d'un historien tchèque dans les archives de la StB, le service secret tchécoslovaque, où figure le dossier consacré à "Pipa", fort de 1.548 pages. Il faut dire que le professionnel de l'information, connu sous le nom de plume Jean Manan, n'a pas ménagé sa peine durant ces 12 années passées au service de l'Est : il a remis pas moins de 300 notes "au cours de 270 rencontres en France et à l'étranger".
Parmi les trois opérations de désinformation recensées par "L'Obs", figure notamment en 1963 la parution d'un article dans "Le canard" consacré au testament politique de l'ex-chancelier allemand Conrad Adenauer. Un testament créé de toutes pièces par les services secrets pour accroître les tensions politiques au sein de la CDU, le parti conservateur au pouvoir en Allemagne de l'Ouest.
Si la parution de ces pseudo-révélations n'a pas eu les retombées espérées par le StB, les Tchécoslovaques ont poursuivi leur collaboration avec le journaliste français, celui-ci accomplissant certaines missions ou n'hésitant pas à leur transmettre des informations confidentielles sur l'état de santé du général de Gaulle. C'est par peur que sa couverture soit révélée au grand jour que Jean Clémentin a souhaité mettre un terme d'un commun accord avec son officier traitant à sa collaboration clandestine.
Entré au "Canard" en 1957, Jean Clémentin le quittera en 1989, non sans avoir entretemps musclé le service enquête du célèbre volatile. L'homme, qui a 98 ans aujourd'hui, a refusé de répondre aux questions de "L'Obs". Raymond Nart, l'ancien directeur adjoint de la DST, ex-service du contre-espionnage en France, assure que la double activité de Jean Clémentin était connue des services français, mais n'a jamais pu être formellement démontrée, faute de preuves suffisantes.
Directeur de la rédaction et directeur de la publication du "Canard enchaîné", Nicolas Brimo affirme de son côté qu'il n'était "évidemment pas au courant de cette affaire". "Si 'le Canard' a quelque chose à dire sur votre article, il le dira d'abord à ses lecteurs", a-t-il pris soin de préciser auprès de nos confrères.