Premier fait marquant : près de dix ans après son retrait de la Bourse de Paris par Vivendi - c'était en 2015 - Canal+ va revenir sur les marchés financiers. Mais désormais, ce sera à Londres, et plus précisément sur le London Stock Exchange, même si la société restera bien de droit français. Une décision qui a ému jusqu'à Emmanuel Macron : le Président a en effet regretté ce choix lors de son interview au magazine américain Variety début octobre.
Mais pour Vivendi, cette introduction à Londres est tout à fait cohérente avec le caractère de plus en plus international de Canal+, puisqu'avec l'acquisition en cours de l'opérateur sud-africain de télévision sur abonnement MultiChoice - pour la somme de 2,7 milliards d'euros - le groupe s'apprête à doubler son nombre d'abonnés dans le monde. Lorsque ce rachat sera finalisé, Canal+ pourrait d'ailleurs être aussi introduit à la Bourse de Johannesburg, dans le cadre d'une double cotation du titre.
À noter : comme le relève le Journal du Net, le groupe Canal+, qui fête actuellement ses 40 ans, est valorisé dans ce projet à 6,85 milliards d'euros, contre 5 milliards lors de l'entrée de Vivendi à son capital, il y a dix ans. Il affiche une dette de 400 millions d'euros, dont plus de la moitié est liée l'investissement dans Multichoice.
En outre, comme l'a révélé tout récemment le média l'Informé, des discussions sont en cours entre le fisc français et la chaîne cryptée, autour d'un litige de 655 millions d'euros relatif à un désaccord sur les taux de TVA appliqués par le passé : de quoi impacter lourdement les comptes de Canal+ si la sanction se trouve confirmée.
De son côté, Havas s'apprête à entrer en Bourse à Amsterdam, à une valorisation de 3,44 milliards d'euros, alors que Vivendi l'avait rachetée 3,9 milliards en 2017. Avec une surprise : le groupe publicitaire se dote au passage d'un triple mécanisme de défense contre d'éventuelles tentatives de prise de contrôle hostile.
Dans l'opération, Havas va en effet changer de statut juridique, passant d’une société anonyme (SA) à une société par action simplifiée (SAS) : un nouveau cadre légal qui impose qu’un rachat soit voté par tous les actionnaires au lieu de la majorité. La famille Bolloré, qui conservera 30% du capital, bénéficiera en outre de droits de vote renforcés : doubles dans deux ans, puis quadruples dans quatre ans, lui permettant d'approcher la majorité des droits de vote. En parallèle, une fondation de droit néerlandais disposant d'un droit de veto sur toute tentative de rachat non sollicitée est créée.
Ces mesures défensives n'excluent pas pour autant des rapprochements amicaux, alors que les rumeurs concernant un possible mariage avec l'américain Interpublic (IPG) - un concurrent jugé très complémentaire géographiquement - refont surface, comme l'évoque BFMTV. Néanmoins, ces dispositifs de protection peuvent également constituer un frein à l'attractivité d'Havas en Bourse.
Troisième pilier de cette réorganisation : la création de Louis Hachette Group, qui regroupera la participation majoritaire de 66,53% de Vivendi dans Lagardère (groupe Hachette, "travel retail", Europe 1, etc.) et la totalité du groupe d'édition Prisma Media (Capital, Geo, Femme Actuelle...) racheté en 2021 au géant allemand Gruner+Jahr/Bertelsmann. Cette entité, qui sera cotée sur Euronext Growth, partira sans dette, avec l'ambition de devenir un acteur majeur de l'édition et des médias. Elle est valorisée à 2,15 milliards d'euros.
La quatrième entité issue de l'opération sera Vivendi SE, qui regroupera l'entreprise de jeux vidéo mobiles Gameloft ainsi qu'un portefeuille de participations (Universal Music Group, Telecom Italia...) et assurera "un certain nombre de prestations de services aux trois entités cotées résultant de la séparation", selon les termes du communiqué du groupe. Et ce, "en ayant les moyens et l’ambition d’initier de nouveaux investissements dans des activités connexes".
Pour Vivendi, qui conservera une dette nette de 1,9 milliard d'euros, l'objectif affiché de cette opération est simple : en finir avec la décote de conglomérat qui pèse sur sa valorisation depuis le désengagement d'Universal Music Group en 2021. Car, comme l'explique le quotidien les Echos, "aujourd'hui, le groupe de divertissement affiche une capitalisation boursière de 10,6 milliards d'euros sur la place de Paris, alors qu'il valorise dans ses comptes l'ensemble de ses actifs à 16 milliards d'euros."
En se séparant en quatre entités bien distinctes, le groupe entend ainsi "libérer pleinement le potentiel de développement des différentes activités" en permettant à chacune d'elles de poursuivre son développement de manière indépendante. "Ces sociétés poursuivront des objectifs stratégiques propres, notamment par le biais d’acquisitions et par d’autres opportunités de croissance", souligne encore Vivendi. Néanmoins, les actionnaires ne semblent pas totalement convaincus par ce discours : le lendemain de l'annonce des détails de la scission, Vivendi perdait 3,8 % à la Bourse de Paris, comme le note les Echos.
Toute cette opération permet aussi à la famille Bolloré de conserver un ancrage fort dans la gouvernance de l'ensemble, alors que Vincent Bolloré prépare sa succession. Dans cette nouvelle organisation, Yannick Bolloré aura notamment les casquettes de Président du Conseil de surveillance de Vivendi SE, de Président du Conseil de surveillance de Canal+, de Président-Directeur général d'Havas N.V. et de membre du Conseil d’administration de Louis Hachette Group.
"À l’issue de la séparation, le groupe Bolloré détiendra donc près de 30 % de ces affaires, et même 30,6 % pour Canal+ et Havas", a calculé le Monde, en rappelant que "si ces deux entreprises restaient cotées sur Euronext Paris, Vincent Bolloré devrait donc lancer une offre publique d’achat (OPA), comme l’impose la réglementation boursière française quand le seuil de 30 % est franchi."
Enfin, le tempo de l'opération est désormais arrêté : si les actionnaires approuvent le projet lors de l'assemblée du 9 décembre aux Folies Bergère, la première cotation des trois nouvelles entités interviendra dès le 16 décembre. Les investisseurs ont jusqu'au 13 décembre pour acquérir des actions Vivendi s'ils souhaitent bénéficier de cette distribution. Après cette date, "chaque actionnaire de Vivendi ayant droit à participer à l’opération de séparation recevra, pour chaque action Vivendi détenue, une action Canal+, une action Havas N.V. et une action Louis Hachette Group, tout en conservant son action Vivendi", détaille le groupe.
Ce calendrier se traduit d'ores et déjà par des exigences accrues en matière de transparence et de communication financières. D'où la révélation du litige fiscal de Canal+, mais aussi l'organisation de deux journées de présentation aux investisseurs pour Havas et Canal+, les 18 et 19 novembre prochains à Londres.
Alors que ce projet était en préparation depuis 2023, cette accélération du calendrier n'est pas totalement un hasard : "Le timing de mise en œuvre de cette scission est bien choisi : un nouvel arsenal fiscal, dont la taxe sur les rachats d'actions, pourrait voir le jour en 2025 en France..." note Le Figaro.
Toutes ces annonces ne font pas que des heureux. Le fonds d'investissement CIAM a saisi l'Autorité des Marchés Financiers dans l'espoir de bloquer le processus, en expliquant que l'opération "priverait ainsi les actionnaires minoritaires des dispositions protectrices du droit boursier français", et "permettrait à l’actionnaire de contrôle de vider Vivendi de ses actifs essentiels, tout en renforçant son contrôle sur Canal+, Havas et Louis Hachette Group".
Le fonds estime également qu'avec cette scission, "la décote de Vivendi serait reportée voire même amplifiée sur chaque société cotée, ces sociétés ne pouvant être pleinement valorisées en l’absence de cadre réglementaire protecteur des actionnaires minoritaires et de libre jeu des offres publiques."
Même son de cloche chez Caroline Ruellan, présidente du Cercle des administrateurs, qui dénonce le projet. "En permettant au groupe Bolloré de se soustraire à la réglementation de l’OPA obligatoire, cette opération ne conduirait-elle pas à permettre au groupe de renforcer et de pérenniser son contrôle sur ces futures entités sans en avoir payé pleinement le prix ?", s'interroge-t-elle dans une tribune publiée par le Monde.