C'est dans son bureau, au milieu des cartons, que Thierry Thuillier a reçu puremedias.com mercredi. Le patron de France 2 et de l'information de France Télévisions quitte le groupe public aujourd'hui pour rejoindre dès lundi Canal+ en tant que directeur des sports. Interview-bilan.
Propos recueillis par Julien Bellver.
Vous quittez dans quelques heures France Télévisions, après cinq années passées à la direction de l'information et de France 2. Dans quel état d'esprit êtes-vous ?
Celui de laisser l'information et les programmes de France 2 dans un bon état. Je sors de cette belle entreprise avec le sentiment du devoir accompli.
Vous étiez un homme d'infos. Mais vous avez hérité des programmes à la faveur de plusieurs changements à la direction des chaînes. Vous avez pris goût à diriger une grille des programmes ?
Beaucoup. J'ai rencontré des équipes formidables ici, j'ai été bluffé par la puissance de France 2 quand une équipe avance dans le même sens. C'est passionnant d'être au coeur d'une antenne, d'imaginer des événements. Je rappelle que dès le départ, ma mission à France 2 s'arrêtait avec le départ de Rémy Pflimlin. Cette double casquette, je n'ai jamais pensé que c'était un système pérenne. Je suis arrivé parce que personne ne voulait prendre le navire qui gîte. Il y avait une crise, j'ai déployé des solutions d'urgence, fixé un nouveau cap, redonné confiance aux équipes. On a réussi à repositionner la chaîne, à lui donner une signature, un petit air de modernité. Le temps imparti était pourtant très court. Ce n'était pas un paquebot mais une grosse vedette, rapide, et très agréable à piloter.
Mais pourquoi partir en piloter une autre à Canal+ alors ?
Je suis journaliste mais j'ai toujours été curieux, ce qui m'a poussé à accepter la direction des programmes de France 2 malgré le scepticisme de certains. La proposition de Canal+ m'a été faite avant la procédure de nomination de Delphine Ernotte à la tête de France Télévisions. Je n'ai pas décidé avant, j'ai souhaité attendre et la rencontrer. Dans le périmètre de l'information, il faut sentir une confiance à 100%. J'ai eu ce lien indispensable avec Rémy Pflimlin, ce qui nous a permis de lancer "Cash Investigation" ou "L'oeil du 20 heures". Ces programmes provoquent des crispations des entreprises ou des politiques, Rémy Pflimlin a compris que cette indépendance était une singularité du service public.
Donc vous n'avez pas senti que c'était possible avec Delphine Ernotte ?
Je n'ai pas senti que je pouvais renouer ce lien de confiance. Donc face à cette incertitude et en raison de la belle proposition de Canal aussi, j'ai choisi de partir. Ce n'était pas une décision facile, j'ai passé vingt ans de ma vie dans cette boîte que j'aime beaucoup. Mais il fallait tirer les choses au clair. Pour l'information, quand il y a une inconnue, on ne peut pas rester dans le brouillard. Il faut prendre des décisions, être soutenu.
Delphine Ernotte n'était pas favorable à votre double casquette, elle l'a écrit dans son projet présenté au CSA.
La double casquette, je le répète, c'était une mission, les équipes de France 2 le savaient. Cette organisation était exceptionnelle pour le redressement de la chaîne. Ce qui m'a surpris, c'est l'expression "peut-on sérieusement être directeur des programmes et de l'information ?". Je veux bien qu'on pose la question d'une meilleure organisation mais regardons les faits, qui parlent pour le sérieux de mon engagement.
C'est un faux procès ?
C'était une maladresse, je lui ai dit.
On a lu que votre maintien à la tête de l'info n'était pas du goût de l'Elysée...
J'ai toujours eu des relations professionnelles avec l'Elysée. Mon parcours est simple, je n'ai pas fait ma carrière dans un service politique, je n'ai pas été éditorialiste. Ce qui compte, c'est l'égale distance que nous mettons avec le personnel politique, dans le respect. J'ai lu des noms, des rumeurs. Je ne les commente pas, mais je trouve ça assez pathétique, ça donnerait l'impression qu'on revient vingt ans en arrière. A ceux qui auraient ça en tête, regardez l'histoire récente, tous ceux qui ont voulu contrôler les médias ont été battus aux élections.
Quel est le portrait robot de votre remplaçant, le futur directeur de l'information de France Télévisions ?
La grande difficulté de ce travail, c'est de se tenir au-dessus des querelles fortes entre les deux rédactions, France 2 et France 3. Il y a une culture à France 2, celle de faire le meilleur JT, c'est bien et il faut la garder. Mais à France 3, on pense que tous les choix sont faits au bénéfice de France 2. C'est faux. Il faut aussi résister aux pressions, qui existent. Et savoir se projeter au-delà du mois qui vient, à plusieurs années, pour avoir une vision du développement de l'information de FTV.
Hervé Béroud de BFMTV a décliné le poste, c'était un bon candidat ?
Incontestablement, oui. J'ai beaucoup d'estime professionnelle pour lui. C'est quelqu'un qui ressemble à la direction de l'information d'aujourd'hui. Il a le parcours d'un journaliste de terrain, il n'a pas passé sa vie dans les salons.
France Télévisions ne fait plus rêver...
C'est un poste prestigieux mais très difficile, avec un périmètre énorme. Donc je comprends que cela puisse un peu effrayer, il faut avoir le coeur bien accroché car on est parfois soumis à des critiques très injustes.
David Pujadas dont vous êtes proche a lié son avenir au vôtre. Ses bonnes audiences le sauvent de tout remaniement ?
Il l'a fait dans un élan amical, c'est humainement quelqu'un que j'aime beaucoup. Avec la saison qui vient de passer, son histoire, son bilan, il sera jugé indispensable d'avoir David Pujadas à la rentrée. L'inverse serait incompréhensible.
"Le Grand Soir 3", c'était votre idée, on a appris qu'il ne serait pas reconduit la semaine de votre départ. C'est une coïncidence ?
C'est un projet que j'ai porté à l'époque, avec Thierry Langlois et Rémy Pflimlin. Il répondait à une contrainte économique et un objectif éditorial. En revanche, nous pensions que nous pouvions trouver un format plus efficace. Il faut par ailleurs prendre en compte les nouvelles priorités de l'antenne, dirigée par Dana Hastier, qui veut installer des deuxièmes parties de soirée.
Il ne survit pas à votre départ, c'est un échec...
Ce n'est pas un échec en termes d'audience. Mais si on veut se donner les moyens d'avoir un rendez-vous d'informations en deuxième partie de soirée, il faut un horaire fixe ! Je ne connais aucun JT qui fidélise avec, chaque soir, un horaire différent. On me dit que ce n'est pas possible, moi je pense que ça l'est, c'est une question de choix et de volonté. Tant qu'on ne voudra pas prendre cette décision, ce sera compliqué de maintenir ce rendez-vous.
Si vous deviez retenir un échec et un succès de votre " mission " ?
L'échec, c'est "L'émission pour tous". On était dans l'urgence après Sophia Aram. On a créé une émission d'1h30 en un mois. Puis patatras. C'est un échec qui doit nous faire réfléchir sur le talk dans cette tranche horaire. Le potentiel sur une chaîne généraliste peut difficilement passer les 11/12% de parts de marché. Le succès, c'est le redressement de la tranche 19/21h. Avec Nagui et le journal. Du coup, les recettes publicitaires se sont spectaculairement redressées. Je suis fier du succès des soirées électorales de 2012 qui ont été leaders, une première ! Mais aussi des fictions, de "Prodiges" et bien sûr de "Cash Investigation". On a également réussi à événementialiser l'antenne, comme notre mobilisation sur le harcèlement scolaire.
C'est justement ce que Delphine Ernotte veut faire de France 2, vous pourriez vous entendre !
On le fait déjà. France 2 doit interpeler son public et depuis deux ans on a beaucoup travaillé sur cet axe-là.
M6 a tenté de débaucher Nagui, poule aux oeufs d'or du service public. Quelles garanties lui avez-vous apporté pour qu'il reste ?
On a discuté avec lui et ses équipes de production, on est en train de finaliser un accord ambitieux sur l'access, le jeu du midi et un certain nombre de primes. Il a fait une très belle année et il peut encore faire mieux l'année prochaine, sur France 2.
"Un soir à la Tour Eiffel", lancé en septembre, s'est beaucoup cherché. C'est un échec ou un succès ?
Ce n'est pas un échec, mais ce n'est pas un succès non plus. Il y a une vraie réflexion sur les deuxièmes parties de soirée, la concurrence ayant changé la structure de ses programmes. Les reports ne se font plus de la même manière. Sur les audiences je suis moins sévère que beaucoup. Mais on n'a pas trouvé encore la formule qui permettra à Alessandra Sublet, un atout incontestable pour France 2, d'être à la hauteur de ce qu'elle peut donner à l'antenne. Peut mieux faire, c'est incontestable. J'ai préconisé qu'on garde Alessandra comme une incarnation de la chaîne.
En alternance avec Frédéric Lopez à la rentrée ?
J'espère, ce n'est pas encore totalement bouclé.
Vous arrivez à la direction des sports de Canal+, on vous avait aussi annoncé à la direction de l'information et des programmes en clair. C'est pour plus tard ?
La direction de l'info, nous n'avons jamais parlé de ça avec Canal+. Si je veux diriger l'info, je reste ici. Les discussions ont porté sur le périmètre. J'ai souhaité en accord avec Rodolphe Belmer que les choses soient simples. Je suis très investi dans le sport, j'adore le spectacle qu'il offre. Je trouve assez stimulant de piloter ce métier qui est le coeur d'antenne de Canal.
On a du mal à croire que votre périmètre se limite aux sports...
Aujourd'hui, c'est le sport. Ce sera au groupe de décider les développements. J'ai trois défis à la rentrée : la reprise du championnat, la coupe du monde de rugby et la négociation sur la première ligue anglaise.
Vous risquez de vous ennuyer, la plupart des contrats de droits ont été sécurisés et signés pour plusieurs années.
Et je m'en félicite ! Ca assure un peu de garanties et de sérénité. Mais il y a beaucoup de travail sur l'éditorial, notamment des émissions à créer. Je ne vais pas manquer de travail, rassurez-vous.
Y-a-t-il eu des résistances à votre arrivée à la direction des programmes en clair, poste actuellement occupé par Maxime Saada ?
Je ne pense pas. J'ai vu tout le monde, je n'ai pas eu l'impression qu'il y a eu ce genre de problème. L'offre initiale a toujours été celle des sports.
Vous savez ce qu'est un corner ?
Ah oui, quand même... (rires). J'ai toujours aimé le sport dans ma vie personnelle et je suis prêt à vous mettre au défi.
Vous allez aussi croiser un ex-confrère, Thierry Langlois, avec qui les relations étaient tendues quand il dirigeait France 3.
Il est à la direction de l'antenne donc on va forcément travailler ensemble. C'est un très bon professionnel. Si aujourd'hui la fiction de France 3 se porte bien, c'est grâce à lui. Avec de très bons professionnels, on doit pouvoir s'entendre. Je n'ai aucune crainte là-dessus. Je sais ce qui a été dit dans ce bureau quand il est parti.
Quel va être votre premier geste lundi, dans votre nouveau bureau ?
Comme toujours, je me présente et je vais à la rencontre des équipes. Pour leur expliquer le sens de ma démarche.
Public/privé, vous avez fait cet aller-retour dans votre carrière, quelle est la différence fondamentale à part le salaire ?
Avec iTELE, j'ai ressenti un cousinage dans l'esprit des journalistes avec ceux de France Télévisions. Je trouve qu'il y a une mauvaise image, vue de l'extérieur, du fonctionnement de France Télévisions alors qu'il y a de remarquables équipes professionnelles.
Cette image est liée au management qui ne cesse de changer...
C'est un handicap pour asseoir une autorité et le respect des décisions prises. Ce sentiment de stop and go permanent, c'est désastreux pour l'entreprise. Peu importe le bilan, il y a des changements. C'est comme un mandat électif alors qu'il s'agit d'une entreprise.
Vous partez alors que France 2 va mieux, cela crée une énième instabilité dans la chaîne...
Oui, j'en ai conscience. C'est difficile pour les équipes qui restent. Elle vont devoir refaire leurs preuves pour repartir, c'est extrêmement usant et déstabilisant.
La solution, c'est un mandat de président plus long ?
La solution, c'est le principe d'une reconduction sauf catastrophe. Entre la période de tuilage et l'année pré-nomination, le mandat est très court. Sur les fictions par exemple, les temps sont longs. On dit souvent que le système privé est plus dur mais il est surtout plus constant.
Le nouveau mode de nomination, qui était censé apaiser l'arrivée du nouveau président de France Télévisions, a provoqué l'effet inverse, on ne compte plus les plaintes et les recours devant le Conseil d'Etat.
La nomination par le président de la République a suivi Rémy Pflimlin pendant tout son mandat. Je pense qu'il faut trouver un moyen d'offrir un minimum de sérénité à la personne qui arrive à la tête d'une entreprise de 10.000 personnes. Il faut que cette personne soit forte de sa légitimité de nomination.