L'ambiance est tendue dans la rédaction de BFM. Selon "Médiapart", depuis le rachat de BFMTV par CMA CGM, le groupe de Rodolphe Saadé, l’inquiétude gagne les rangs de la chaîne d’information en continu. Certains journalistes alertent ainsi sur des interventions perçues comme invasives de la part de Nicolas de Tavernost, ex-patron de M6 et PDG de RMC BFM. En interne, plusieurs membres de la rédaction affirment que “la séparation entre fonctions éditoriales et commerciales ne semble plus être respectée”, une crainte récurrente depuis l’arrivée de l'ex-patron de M6. Ce dernier nie cependant toute influence sur la ligne éditoriale, affirmant "n’avoir aucunement l’intention de se mêler du contenu".
Le rachat a donné lieu à une vague de départs, une quinzaine au total depuis l’ouverture de la clause de cession le 1er octobre, une clause qui permet aux journalistes de quitter l’entreprise avec des indemnités en cas de changement d’actionnaire. Des figures historiques telles que Nicolas Marut, grand reporter, ou Caroline Hervy, rédactrice en cheffe, ont déjà fait leurs adieux, tout comme Marc-Olivier Fogiel et Hervé Béroud, qui avaient quitté la chaîne en septembre. Une source interne souligne à ce propos que “la direction subit la clause. Ils ont même retardé l’ouverture pour éviter qu’elle débute cet été en plein mercato”.
Le repositionnement de la ligne éditoriale est également un point de friction. Car Rodolphe Saadé aurait une idée précise derrière la tête : transformer BFMTV en une chaîne "premium plus élitiste et moins populaire", en privilégiant l’actualité internationale et en réduisant la place des faits divers, explique un responsable de la chaîne, ajoutant que la nouvelle direction veut aussi éviter les sujets pouvant "fâcher avec les politiques ou les annonceurs". Cette réorientation est supervisée par Fabien Namias, ex-LCI, mais les objectifs précis restent flous, alimentant les doutes parmi les équipes.
D’autant plus que les journalistes se sentent parfois surveillés par Benoît Tournebize, ancien directeur de la communication de CMA CGM, pourtant novice dans les médias, devenu directeur général délégué. Selon un cadre de la rédaction, "cet homme, qui n’est pas journaliste et n’a aucune expérience dans les médias, a un rôle à la fois central et en même temps peu défini : il est partout. Il participe aux réunions, traîne dans la rédaction en faisant des commentaires aux uns et aux autres." Pour certains journalistes, l’omniprésence de Benoît Tournebize, dont le rôle consiste selon "Médiapart" à "veiller aux à ce que les intérêts de l’actionnaire soient compris de tous", laisse craindre un contrôle plus serré sur les choix éditoriaux de BFMTV. Une partie de la rédaction redoute ainsi une ingérence accrue des actionnaires, et l'indépendance face à certains responsables politiques pose également question.
La récente polémique autour d’un documentaire sur Rachida Dati illustre ce malaise. Selon le média d’investigation, en janvier, après sa nomination comme ministre de la Culture, BFMTV planifie une enquête sur elle dans son magazine "Ligne rouge". La ministre indique rapidement son désaccord et refuse d’y participer. Subissant des pressions afin de modifier l’émission, Philippe Corbé, directeur de la rédaction, refuse et menace de démissionner. La diffusion du documentaire est alors reportée pour éviter les interférences avec le calendrier électoral, mais l'enquête est finalement programmée pour le 11 octobre, sans modification. Trois jours avant cette date, l’absence de communiqué de presse interroge les journalistes, et ils découvrent que Nicolas de Tavernost, sous la pression de Rachida Dati, aurait freiné sa diffusion. Le dirigeant, qui connaît personnellement la femme politique, conteste cette version, "Je ne m’en suis absolument pas mêlé (...) BFM est une antenne totalement libre". Depuis, Philippe Corbé a quitté la chaîne.
L’épisode est suivi par une autre intervention Rachida Dati, après des critiques de Christophe Barbier lors de sa reconduction dans le gouvernement de Michel Barnier en septembre, rapporte "Mediapart". En plateau, l’éditorialiste avait alors critiqué son bilan, rappelant ses démêlés judiciaires et ses liens avec l’Azerbaïdjan. Rachida Dati réagit aussitôt et contacte Rodolphe Saadé pour exprimer son mécontentement, qui transmet ses doléances à ses représentants au sein de la chaîne. Les remarques de la ministre parviennent ainsi à la direction de la rédaction. "C’est une façon de mettre la pression et de nous encourager à ménager certaines personnalités politiques", selon un journaliste de BFMTV.
Certains choix éditoriaux ont également alerté les journalistes. Le 16 octobre, une interview de Jean-Yves Le Drian est programmée. L’ancien ministre des Affaires étrangères, est aujourd’hui représentant personnel du Président de la République pour le Liban, pays d’origine de Rodolphe Saadé. Mais l’actualité de l’affaire Lina, dont le corps a été retrouvé, aurait dû prendre le dessus, selon le déroulé habituel de BFMTV. Mais, toujours selon "Mediapart", Fabien Namias, après une discussion avec Benoît Tournebize, aurait maintenu l’intervention de Jean-Yves Le Drian. Jean-Philippe Baille, directeur de l’information, dément : "Le Drian était déjà dans nos murs lorsque l’info sur Lina est tombée. Nous avons largement traité les rebondissements dans cette affaire et avons assumé l’intervention de Le Drian, qui était dans l’actualité".
Plus récemment, l’invitation très remarquée de la députée européenne LFI Rima Hassan a récemment suscité des discussions au sein de la rédaction parisienne. Fabien Namias aurait déploré ne pas avoir été consulté avant de recevoir cette figure "aussi controversée", une décision pour laquelle Nicolas Tavernost l’aurait déjà rappelé à l’ordre. "Non, je n’ai pas regretté ou pesté contre cette invitation", a clarifié Fabien Namias. "J’ai regretté de ne pas avoir eu d’échanges éditoriaux pour participer à la réflexion collective sur les angles de l’entretien. Ce qui fait partie de mon travail de journaliste." Face à ces inquiétudes, la direction et les syndicats de BFMTV et RMC négocient actuellement une charte d’indépendance, garantissant que les actionnaires ne pourront pas influencer les choix éditoriaux. Pour la rédaction, l’enjeu est clair : préserver son autonomie et éviter que BFMTV ne devienne une tribune pour les intérêts politiques et commerciaux de son propriétaire.