De la surprise à la stupeur. Ce jeudi comme l'annonce "L'Equipe", Mediapro a officiellement acté l'arrêt programmé de Téléfoot d'ici la fin de l'année, à peine quatre mois après son lancement en France. Depuis près de trois mois, son patron, Jaume Roures, était en conflit ouvert avec la Ligue de football professionnel (LFP) concernant le paiement des droits télévisés de la Ligue 1; le groupe n'ayant pas honoré ses deux échéances d'octobre (172,3 millions d'euros) et de décembre (152,5 millions d'euros). Il va finalement plier bagages et laisser à la Ligue le soin de réattribuer les droits TV du championnat de France. Retour sur l'histoire d'un opérateur providentiel qui a mis le football français à genoux.
Tout débute un après-midi du 29 mai 2018. Après plus de huit heures de suspense, la Ligue de football professionnel (LFP) annonce les résultats de son appel d'offres pour la Ligue 1 pour les saisons 2020 à 2024. Alors qu'on attendait sur la ligne d'arrivée les diffuseurs traditionnels de la compétition, Canal+ et beIN Sports, c'est finalement un nouvel acteur en France, parfaitement inattendu, qui rafle l'essentiel de la mise : Mediapro. Le groupe sino-espagnol s'offre les deux premiers lots mis en jeu, les plus prestigieux, pour la bagatelle de plus de 800 millions d'euros. De son côté, beIN Sports arrache le lot numéro 3 contenant les matchs du samedi soir et du dimanche à 17h. Canal+ repart les mains vides. Stupeur.
Le montant total du prix de la Ligue 1 s'élève désormais à 1,153 milliard d'euros par an, un record historique. La LFP et les clubs de foot sabrent le champagne tandis que Canal+ qualifie son échec de "tempête dans un verre d'eau microscopique" par la voix de son big boss, Vincent Bolloré. En privé, la direction de Canal+ ne décolère pas et prédit qu'il sera impossible pour Mediapro d'être rentable.
En juin 2018, d'autres voix commencent à s'élever contre le prix exorbitant payé par Mediapro. "Ces enchères vont vers l'excès", estime ainsi la ministre de la Culture de l'époque, Françoise Nyssen. Une tribune est signée par Xavier Bertrand, président des Hauts-de-France pour alerter le gouvernement sur les résultats de l'appel d'offres : "Je m'interroge sur les conséquences de cette flambée des prix. J'ai un sentiment de vertige". Et de prévenir de manière prémonitoire : "Il ne faudrait pas que, en mai 2020, la LFP soit contrainte de renégocier en catastrophe les droits du football".
Interrogé par puremedias.com en juin 2018, l'organisateur de l'appel d'offres à la LFP, Didier Quillot, tente de rassurer les observateurs concernant le choix du nouveau diffuseur. "C'est un opérateur de télévision, c'est un producteur, un éditeur de chaînes. C'est lui qui produit et édite la chaîne avec la Liga espagnol, avec beIN", rappelle-t-il. "Ils nous ont donné des choses qui paraissaient extrêmement sensées. Bien sûr que la note qualitative de Canal+ était bien supérieure parce qu'il y a l'expérience Canal+ depuis 34 ans (...) Mais pour autant, il y a une vraie offre qualitative avec un projet de chaîne", explique le DG de la LFP. Et d'assurer : "Si la chaîne est bien foutue, elle rencontrera son public". Oups.
En septembre 2018, Canal+ change quant à elle de stratégie et passe à l'offensive. Maxime Saada veut récupérer la Ligue 1 sur ses antennes et il le fait savoir. Invité de France Inter, le dirigeant de la chaîne cryptée martèle : "On est attaché à avoir du foot sur Canal. Canal+ a perdu les droits de la Ligue 1 en 2020. Moi je vous garantis qu'on diffusera de la Ligue 1 post-2020". C'est en effet ce qu'il se passera presque un an plus tard avec un accord signé avec beIN Sports et le rachat surprise du lot du groupe sportif qatari. Canal+ est de retour sur le marché du football français.
Durant cette période, Jaume Roures étoffe pour sa part encore un peu plus son catalogue de droits télés, montrant ainsi toute la profondeur de ses poches : acquisition de la Ligue 2, de matches de Ligue Europa, co-diffusion de la Ligue des champions avec RMC cette année. Rien n'arrête Mediapro qui affiche ses ambitions. Sûr de lui, le patron catalan se démarque par son franc parler dans la presse, n'hésitant pas à se payer son principal adversaire, Canal+, avec qui les négociations de distribution patinent : "La culture de Canal + n'est pas vraiment de discuter. Il est assez rare qu'ils se remettent en cause". Août 2019, sa future chaîne se dote d'un directeur, Julien Bergeaud, et d'une date de lancement à l'été 2020.
L'année 2020 est donc celle de la construction pour Jaume Roures. Premier objectif : recruter. Avec ses équipes, le Catalan se mue en chasseur de têtes et attire plusieurs vedettes des chaînes concurrentes : Anne-Laure Bonnet (beIN Sports), Pierre Nigay (L'Equipe), Marina Lorenzo (Canal+), Smaïl Bouabdellah (beIN Sports) et entre autres Luigi Colange (RMC). En juin 2020, le groupe s'offre un partenariat de choc avec TF1 et accueille dans ses rangs le tandem Grégoire Margotton/Bixente Lizarazu pour commenter les futurs matchs de Ligue 1. La chaîne, quant à elle, prend le nom de l'émission mythique de la Une, "Téléfoot". C'est simple, tout le monde la connaît déjà. Les négociations d'accords de distribution aboutissent, de Bouygues à SFR, en passant par Free et même Netflix. Un seul manque à l'appel : Canal+, évidemment.
Le 21 avril 2020, en pleine crise sanitaire, Jaume Roures évoque publiquement pour la première fois sa volonté de baisser sa facture de la Ligue 1 pour cause de crise sanitaire : "Le niveau des droits, de manière générale, était arrivé à son maximum. Il est évident que les droits télés seront aussi affectés. Je ne sais pas à quel niveau, ça dépendra de l'effort que la LFP fera pour maintenir la qualité des matchs". A cette époque, hors de question pour autant de remettre en cause son engagement avec la Ligue, mais il y a un mais : "Des questions vont se poser dans le futur". Un futur très proche.
Le 23 août, la Ligue 1 peut enfin débuter sur Téléfoot. Malgré quelques bugs techniques, la grille est lancée et les premiers abonnés peuvent suivre les rencontres de leur club favori, via un abonnement dont le tarif est jugé élevé : près de 26 euros. Coup de théâtre en octobre, Mediapro annonce vouloir déjà renégocier à la baisse ses droits à la suite de la crise du COVID-19. Tout juste élu en septembre à la tête de la LFP, Vincent Labrune tombe de sa chaise : "Je suis surpris sur la forme et inquiet sur le fond".
La gravité de la situation s'affirme encore davantage lorsque Mediapro décide de se mettre sous la protection du tribunal de commerce de Nanterre, une procédure qui intervient lorsqu'une société connaît des difficultés financières. Le groupe sino-espagnol refuse de payer ses échéances et la Ligue commence à négocier un prêt pour sauver des clubs largement TV-dépendants.
Mi-octobre, lors d'une grande conférence de presse, Jaume Roures prend la parole devant les journalistes pour tenter de rassurer. "Téléfoot va continuer de diffuser la Ligue 1", répète-t-il. L'Espagnol croit en une sortie de crise via le processus de conciliation avec la LFP. Il donne même une fourchette du nombre d'abonnés à sa chaîne : environ 600.000. De son côté, l'Etat affirme publiquement sa volonté de ne pas se mêler de ce conflit généré selon lui par la "cupidité" de la LFP.
Après avoir fait défaut en octobre, Mediapro ne paye pas non plus son échéance de décembre. La Ligue doit désormais faire face à un trou de 320 millions d'euros. Mardi, la possibilité d'une fermeture de Téléfoot est pour la première fois évoquée au sein de la chaîne. Trois jours plus tard seulement, le feuilleton prend fin. Mediapro, par la voix de Julien Bergeaud, annonce un accord avec la LFP et l'arrêt à la fin de l'année de sa chaîne française.
Désormais, que va-t-il se passer ? "Il peut y avoir des faillites à tire-larigot. Les clubs sont tellement dépendants des droits télés", craint un patron de chaîne. "C'est une pub négative pour la marque 'Téléfoot'. TF1 a donné son nom à quelque chose qui a coulé", s'inquiète un ancien de la Une. Pour un ex-dirigeant d'une radio, "ce n'est pas non plus la bérézina" : "Le football est une économie comme une autre qui doit se réadapter. Le football va connaître une crise importante. On ne peut pas écarter le fait qu'il peut y avoir des faillites. C'est pour ça qu'il falloir que tout le monde soit pragmatique et à l'unisson pour sauver ce secteur d'activité".