Nicolas Demorand jette l'éponge. Après trois ans à la tête du quotidien, il démissionne de ses fonctions. L'ex-matinalier de France Inter, qui n'avait jamais dirigé un quotidien avant "Libé", est contesté depuis le premier jour par les équipes du journal, qui n'ont pas manqué de le lui rappeler à de nombreuses reprises au cours de son "mandat". Demorand à Libé, la crise en 13 dates.
La candidature de Nicolas Demorand, soumise au vote de la rédaction, est approuvée par 56,7% des votants (81,1% de participation). Il devait recueillir plus de 33% des suffrages pour être officiellement intronisé à ce poste. Pas d'enthousiasme donc pour l'arrivée de ce jeune patron, qui a lâché en cours d'année le micro d'Europe 1 pour relever ce nouveau défi.
Face au scepticisme de certains, le journaliste avait tenté de marquer sa détermination lors de son grand oral face aux journalistes : "Je viens devant vous avec mes désirs et la force de travail qui est la mienne (...) Je suis un sédentaire, je veux m'installer pour longtemps". Le journaliste avait aussi dessiné les grandes lignes de son projet éditorial. "Il faut que la Une d'un journal gueule et envoie une accolade à son lecteur".
Seulement trois mois après sa prise de fonctions, premières tensions entre le nouveau patron et sa rédaction. Les salariés du quotidien protestent contre plusieurs points. Le premier, un poste de journaliste en CDD pour le site filiale Ecrans.fr qui n'a pas été requalifié en CDI. Autre point de crispation, le réaménagement de la rubrique "Vous" dans le journal qui ne convient pas aux équipes. Une motion de défiance est largement approuvée, à 78%. Nicolas Demorand y voit "une alerte". Et cela ne sera pas la première...
Année pré-présidentielle, "Libération" fait le plein de lecteurs. La stratégie Demorand paye, les ventes s'envolent de 5,3% alors que le marché souffre. "C'est la plus forte hausse de toute la presse quotidienne nationale", se félicite le nouveau patron de la rédaction. La riche actualité en 2011 a permis à Libé de proposer à ses lecteurs bon nombre de Unes historiques. On se souvient de la pomme d'Apple qui pleure pour la mort de Steve Jobs ou encore de la double Une "Elle ou Lui ?" mettant Martine Aubry face à François Hollande pour la primaire PS.
Un an après son arrivée, le directeur reste contesté malgré les bons chiffres de vente. Une assemblée générale fait un constat sans appel : "La greffe Nicolas Demorand n'a pas pris". Elle parle de "malaise" et d'un sentiment pour les salariés "d'être dépossédés de (leur) journal". Les salariés dénoncent pêle-mêle "des Unes racoleuses qui tantôt défigurent Libération", "un traitement éditorial partisan en matière politique, qui semble inféoder le journal au PS" ou encore "la mise à l'écart de continents entiers du journal, comme le social, l'environnement, l'immigration". La gestion des équipes est aussi en cause, avec "des embauches de cadres répondant à une logique discrétionnaire" ou encore la "précarisation" des journalistes pigistes.
Au lendemain de la présidentielle, tous les voyants sont au vert ! Les ventes au numéro bondissent de 12,9% (101.922 exemplaires) selon les chiffres de l'OJD. François Hollande fraîchement élu, quel avenir pour Libé ? Demorand assure que le journal "a toujours su donner la parole à tous les contre-pouvoirs". Il ironise : "Libération n'envisage pas de lancer un Figaro de gauche". Quelques mois plus tard, "Libé" est élu "magazine de l'année" par CB News.
Une manière d'assurer ses arrières ? Nicolas Demorand, absent des écrans depuis plus d'un an, fait son retour à la télévision dans "Le Supplément" de Canal+. Les actionnaires l'avaient recruté aussi pour ça : être une tête de gondole du journal sur les plateaux télé. Mais certains en interne s'étranglent de cette double-activité.
"Casse-toi riche con !", lance Libé à Bernard Arnault en Une. En plein débat sur la création d'une nouvelle tranche d'imposition à 75% sur les très hauts revenus, le créateur du groupe LVMH, et quatrième fortune mondiale, a entrepris des démarches pour obtenir la nationalité belge. L'UMP crie au scandale, certaines lecteurs s'étouffent en découvrant leur journal et Bernard Arnault, vexé, coupe les pubs au titre, privé de plusieurs dizaines de milliers d'euros.
Les rumeurs sur l'état financier du journal se multiplient. Le 31 décembre, "Libé" doit rembourser une part de sa dette de sauvegarde qui s'élève à 1,8 million d'euros. Pour honorer ce paiement, le journal déjà fragile envisage une levée de fond de plusieurs millions d'euros. Les ventes de "Libé" se sont écroulées l'été suivant l'élection de François Hollande. Un temps évoquée, l'hypothèse d'une entrée au capital de Matthieu Pigasse est abandonnée.
Développer le numérique et monter en gamme pour le print, tels sont les objectifs pour 2013 pour augmenter la rentabilité du titre. "La gratuité de l'information, c'est terminé, les lecteurs sont prêts à payer maintenant sur le web", estime Nicolas Demorand qui veut revoir l'équilibre entre les contenus à l'accès payant et ceux disponibles gratuitement sur le portail internet du journal. Mais le virage 2.0 n'aura jamais lieu.
Malaise à la rédaction. Après la publication d'une manchette sur les rumeurs autour d'une "piste explorée par Mediapart" d'un compte en Suisse attribué à Laurent Fabius, Edwy Plenel accuse le quotidien de "perdre la tête" en "prétendant démentir une non-information" du site qu'il dirige. "Il s'agit là d'une faute déontologique grave", dénonce pour sa part dans un communiqué la Société Civile des Personnels de Libération (SCPL) intitulé "la faute". Pour les personnels du journal, "cet épisode dommageable à l'image de Libération, engage la responsabilité de Nicolas Demorand", il "illustre une nouvelle fois la mauvaise gouvernance du journal".
Le journaliste rend son tablier de directeur de la rédaction mais reste le patron. Ce sont les statuts du journal qui l'obligent à passer le flambeau à Fabrice Rousselot, 49 ans, ancien correspondant du journal à New York, qui le remplace à la tête de la rédaction du journal. De 135.000 exemplaires vendus en mai 2012, le journal est passé à 107.000 en décembre 2012. Le début d'année 2013 aura été particulièrement difficile (recul de 12,71% des ventes).
"Libération" est le titre le plus touché avec une baisse de 16,5%, à 102.000 exemplaires. Le quotidien voit ses ventes en kiosques reculer de 29,5% ! Il y a urgence, cette situation dégrade les comptes du titre, un plan d'économies de 3 millions d'euros est prévu pour 2014. Les actionnaires, MM. Rothschild et Ledoux, demandent aux salariés de faire une croix sur une partie de leurs acquis sociaux : réduction des congés ainsi que des RTT, baisse de certains salaires et ouverture d'un guichet de départs. C'est dans ce contexte qu'une motion contre la direction est mise au vote, votée à plus de 90%. Nicolas Demorand qui résiste : "Etre aimé n'est pas un métier", explique-t-il.
Les salariés votent à une large majorité la grève et demandent une nouvelle fois le départ de Nicolas Demorand mais aussi celui de Philippe Nicolas, co-président chargé de la gestion et des finances. Le samedi suivant, ils publient une manchette d'opposition au projet de transformation du journal en "réseau social". "Nous sommes un journal", rappellent les journaliste de Libé. Quelques jours plus tard, le 13 février, Nicolas Demorand démissionne.